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La pauvreté en Europe, ce thème absent de la campagne des européennes.
Dans l’actuelle campagne des européennes, que cela soit en France ou dans la plupart des pays fondateurs de l’Union, il est un thème qui n’est que rarement abordé par les médias et par les partis qui convoitent les suffrages des électeurs : la pauvreté. Sans doute parce qu’il peut apparaître comme un thème « non porteur » comme disent certains communicants, et parce que les plus pauvres ne se déplacent guère pour glisser un bulletin dans l’urne, plus désabusés encore que le commun des électeurs : absent des préoccupations européennes officielles, ils s’absentent d’eux-mêmes de la liturgie électorale, n’y croyant plus et se réfugiant dans une pêche à la ligne qui, pensent-ils, leur assurera plus sûrement de quoi dîner le soir… Au-delà de la boutade, il y a de fortes réalités qui ne sont, en fait, guère réjouissantes : en 2012, selon les statistiques d’Eurostat (l’office statistique de l’UE) publiées en décembre 2013, près de 125 millions de personnes de l’UE28 (l’Union européenne à 28 Etats, la Croatie n’ayant, en fait, rejoint celle-ci qu’en juillet 2013) étaient menacées ou atteintes par la pauvreté et l’exclusion sociale.
Pour la France, les chiffres sont alarmants et évoquent une situation qui, malheureusement, se dégrade encore avec la hausse continue du chômage : 11,8 millions de personnes concernées par l’une des trois formes de précarité sociale évoquées par l’enquête, soit 19 % de la population française… Bien sûr, toutes les situations ne sont pas forcément dramatiques mais elles sont néanmoins inquiétantes, en particulier pour les 5,3 % de Français qui sont classés dans la catégorie des « personnes en situation de privation matérielle sévère » mais aussi les 14,1 % de personnes en état de «pauvreté monétaire » (la catégorie précédente y étant largement, d’ailleurs, intégrée).
Dans certains pays de la zone euro, pourtant réputés riches, la situation n’est guère plus brillante : en Belgique, 21,6 % de personnes sont affectées par l’une au moins des trois formes de précarité ; en Allemagne, 19,6 % ; en Italie, presque 30 % ! Quant à la Grèce, elle est passée d’une proportion de 28,1 % en 2008 à 34,6 % en 2012, proportion qui n’a cessé d’augmenter jusqu’à ce printemps, avec un taux de chômage global d’environ 27 %…
Plusieurs remarques me viennent à l’esprit en lisant ces chiffres : d’abord, la pauvreté reste bien présente dans nos sociétés développées et, surtout, elle ne régresse plus comme aux temps généreux des « Trente Glorieuses » ; ensuite, elle dément l’une des nombreuses promesses faites par les promoteurs de « l’Europe », du traité de Maëstricht et encore plus de la monnaie unique, cette belle promesse d’une prospérité éternelle et toujours croissante : à relire les discours des Delors et autres partisans de l’euro, dans les années 1990-2000, on est frappé par la dichotomie entre, d’une part, les espoirs et les chiffres annoncés par ces messieurs les « Meilleurs » (sic !) et, d’autre part, une réalité qui s’avère cruelle pour toutes les populations d’Europe, encore plus sans doute pour ceux qui, de bonne foi, ont cru en ces belles déclarations eurobéates ! Certes, la monnaie unique n’est pas la cause unique de la dégradation de la situation dans les pays de l’Union, mais elle a joué un rôle amplificateur en ne laissant aucune souplesse aux différents Etats européens pour développer une stratégie économique et financière susceptible d’affronter les effets de la mondialisation et de la crise née de l’autre côté de l’Atlantique : à chaque pays, ses potentialités et ses faiblesses, et donc à chacun de jouer sa partie, ce qui n’empêche pas, loin de là, de s’entendre avec les autres, et en particulier avec les autres Etats partenaires européens. Or, la monnaie unique, surévaluée pour un pays comme la France mais à sa juste valeur pour l’Allemagne, ne permet plus une telle stratégie différenciée au sein de l’Union, trop souvent conçue, d’ailleurs, comme une « fusion » par les partisans de l’Europe fédérale et par la Commission européenne.
Autre remarque : la pauvreté apparaît d’autant plus violente quand elle est la conséquence d’un appauvrissement du pays et des populations. Ainsi la Grèce, qui avait beaucoup gagné à l’entrée dans la Communauté économique européenne en 1981 et qui avait été admise dans la zone euro alors que ses chiffres officiels étaient sans doute peu crédibles, a subi de plein fouet un « redressement punitif» lorsque sa dette a paru démesurée au regard de ses possibilités de remboursement : et, au lieu de faire preuve de solidarité et, surtout, de raison (après tout, la Grèce est un petit pays au regard de l’ensemble européen de 508 millions d’habitants…), l’Union européenne n’a pas hésité à sanctionner de façon terrible ce «passager clandestin de l’euro » comme l’ont baptisé certains économistes et cette fermeté (compréhensible mais inappropriée à ce moment-là) a provoqué un véritable collapsus de l’économie déjà vacillante de ce pays méditerranéen auquel l’Europe doit plus que de l’argent mais un héritage culturel et, même, son nom tiré de la mythologie des dieux de l’Olympe ! La Grèce, qui a cru en la prospérité que devait lui amener l’appartenance à la zone euro, a désormais bien déchanté, une partie de sa population pourtant laborieuse voyant ses salaires et ses revenus diminuer parfois de 30 à 50 %, quand les prix de l’essence ou du café, eux, ne baissent pas…
Dernière remarque : la pauvreté n’a pas la même valeur selon l’endroit dans lequel on vit et travaille, et celle qui frappe les populations les moins favorisées d’Europe n’est sans doute pas à confondre avec celle de certaines villes ou campagnes des pays émergents ou du Sud. La famine n’existe plus en Europe, et c’est une excellente chose : mais la sous-alimentation qui touche plusieurs dizaines de millions de nos voisins européens et de nos compatriotes est un immense scandale au moment où la FAO (organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture) explique que l’agriculture mondiale produit de quoi nourrir convenablement 12 milliards de terriens alors que notre planète n’en compte qu’un peu plus de 7 milliards !
Faire ce triste constat de la pauvreté grandissante en Europe ne suffit évidemment pas, et il faut engager les moyens pour la faire reculer : cela devrait être un des principaux thèmes de campagne des élections européennes, et ce n’est, malheureusement, pas le cas…
L’Union européenne, une « machine à punir » qui ne fait plus rêver :
Dans Le Monde Diplomatique du mois de mai, Serge Halimi n’y va pas avec le dos de la cuillère et assène quelques vérités embarrassantes pour les croyants en l’Union européenne, en particulier ceux qui se veulent de gauche : « Qu’est devenu le rêve européen ? Une machine à punir. A mesure que le fonctionnement de celle-ci se perfectionne, le sentiment s’installe que des élites interchangeables profitent de chaque crise pour durcir leurs politiques d’austérité et imposer leur chimère fédérale. (…) L’Union ne cesse de rabrouer les Etats qui n’ont pas pour souci prioritaire de réduire leur déficit budgétaire, y compris quand le chômage s’envole. (…) En revanche, quand un nombre croissant de patients européens doivent renoncer à se faire soigner faute de ressources, quand la mortalité infantile progresse et que le paludisme réapparaît, comme en Grèce, les gouvernements nationaux n’ont jamais à redouter les foudres de la Commission de Bruxelles. Inflexibles lorsqu’il s’agit de déficits et d’endettement, les « critères de convergence » n’existent pas en matière d’emploi, d’éducation et de santé. »
Effectivement, on ne peut lui donner tort, car les réalités sociales de plus en plus dures des pays de l’Union sont désormais devenues un motif d’angoisse pour nombre de nos compatriotes : il y a quelques mois, l’hebdomadaire Marianne titrait sur « cette France qui se tiers-mondise ! », et demandait instamment au président Hollande : «Regardez autour de vous », en espérant une hypothétique réaction… qui n’est pas venue !
Bien sûr, la construction européenne n’est pas coupable de tout, et l’appauvrissement des pays d’Europe s’inscrit dans le processus plus large d’une mondialisation qui, depuis quelques années déjà, prend les formes inquiétantes d’une crise économique pour nous quand les puissances émergentes (déjà émergées pour certaines d’entre elles), les multinationales de plus en plus globales et de moins en moins « nationales », les actionnaires des précédentes en sont les principaux bénéficiaires. Mais cette construction européenne qui se vantait d’être la condition de la prospérité maintenue et à venir encore pour les populations européennes n’a pas préservé celles-ci des vents mauvais de la cupidité et de l’égoïsme des Puissants et des Très-Riches : délocalisations, désindustrialisation, déshérence sociale… sont le lot de la France comme de ses partenaires européens, de manière néanmoins différente selon les potentialités mais aussi (et surtout, sans doute) selon les stratégies des Etats face à cette nouvelle donne internationale qui privilégie la gouvernance économique aux gouvernements du Politique, malheureusement.
En tant que puissance fondatrice de l’Union européenne (née sous d’autres noms et d’autres aspects dans les années 50), la France aurait pu (et pourrait encore…) jouer un rôle beaucoup plus social et protecteur des populations, des communautés et des entreprises en Europe : mais, si cela a pu être le cas à certains moments de la construction européenne, il faut bien reconnaître que cela ne l’est plus, comme si notre pays avait reculé devant la difficulté d’affirmer une autre voie que celle du renoncement politique et de sa soumission aux seules lois du libre-échange et du Marché…
Lorsque le général de Gaulle claironnait que « la politique de la France ne se fait pas à la Corbeille » (la Bourse, qu’il n’aimait guère parce qu’il se méfiait du pouvoir de l’Argent), il reprenait la vieille politique capétienne d’indépendance à l’égard des financiers et il montrait une voie que l’Europe aurait pu suivre si elle n’avait été pensée et, en fait, cornaquée par des hommes d’affaires et des technocrates plutôt que par des penseurs politiques ou des hommes d’Etat au double sens du terme… Un Jean Monnet ou un Johan willem Beyen préféraient les salons et les dîners d’affaires plus que les rigueurs de l’action politique ouverte et parfois ingrate, mais surtout dangereuse pour les intérêts qu’ils défendaient : leur conception d’une « Europe d’abord économique » et d’un libre-échangisme sans frontières a ouvert la voie à ces puissances d’argent qui s’y sont engouffrée sans bouder leur plaisir ! Se plaindre ensuite, comme le font certains socialistes, de l’impuissance de l’Union européenne face aux multinationales ou aux banques quand on se réfère à ces « Pères de l’Europe » et quand on a renoncé au moyen du Politique pour dominer l’Economique n’est guère crédible …
Ainsi, « la machine à punir » que dénonce Serge Halimi avec grande raison doit être déconstruite, non pour faire place au vide, mais pour rendre aux Européens et aux Français les moyens de reprendre leur destin en mains, à travers les Etats qui restent, à ce jour, « le Politique en actes » et la meilleure protection, s’ils sont libres, déterminés et justes, pour les citoyens. Et là aussi, il y faudra une refondation éminemment politique de l’Etat, refondation qui passe, en France, par la décision et la continuité monarchiques…
Jean-Philippe Chauvin