D’après le philosophe Alexandre Kojève (1902-1968), l’idée d’une autorité de la majorité est tout simplement contradictoire :
« En effet, vu que l’on ne peut pas exercer d’Autorité sur soi-même, il n’y a aucun sens [à] parler d’une Autorité de la Majorité sur elle-même (c’est-à-dire sur ses membres, puisque, par définition, la Majorité est une quantité, c’est-à-dire une somme de ses membres).
Quant à la Minorité, son existence même prouve qu’elle ne reconnaît pas l’Autorité de la Majorité puisque former une minorité signifie précisément s’opposer à la majorité, donc « réagir » (d’une façon ou d’une autre) contre ses actes. Or, là où la Majorité se réclame d’une soi-disant « Autorité » sui generis, due au seul surnombre, elle se réclame en fait de la pure et simple *force*. (Un régime purement et uniquement majoritaire est un régime fondé sur la seule force. On peut donc opposer le régime « majoritaire » au régime « autoritaire », ce dernier s’appuyant sur l’Autorité, le premier sur la force.) »¹
Nous devons en conclure qu’un régime démocratique qui prétend tenir sa légitimité de la seule existence d’une majorité, est en réalité un régime qui repose uniquement sur la force brute du plus grand nombre.
Un tel régime n’est pas plus légitime (ni moins légitime d’ailleurs ?) que tout autre type de régime ; par exemple, qu’un régime dont la légitimité serait déterminée par tirage au sort (en réalité, c’est strictement parlant la même chose).
La majorité n’est pas un principe de légitimité mais l’expression codifiée de rapports de force. Nous devons nous libérer de cette idolâtrie du nombre et nous devons rappeler, sans cesse, aux thuriféraires de la « volonté de la majorité » qu’ils sont, en réalité, les partisans d’un régime fondé sur l’affrontement permanent de forces antagoniques irréconciliables. Un tel système de gouvernement n’est que la légitimation du « droit » du plus fort ; un « droit » où le vainqueur a toujours raison et le vaincu toujours tort. Les démocrates ne seraient-ils, au fond, que les défenseurs du principe de la sélection naturelle par la lutte pour la vie ? La démocratie ne serait-elle, finalement, qu’un sous-produit de la « concurrence vitale » ?
1. Alexandre, Kojève, *La Notion de l’autorité* (1942), Gallimard,2004 (http://www.amazon.fr/Notion-dautorit%e9-Alexandre-Koj%e8ve/dp/2070770443/ref=sr_11_1/171-4161115-5241849?ie=UTF8) p.102.