La plus magistrale escroquerie politique de notre époque est celle qui consiste à mettre au crédit des « démocrates chrétiens » tout ce qui a pu être fait ou tenté depuis le début du XIXème siècle pour réaliser un peu plus de justice sociale entre les hommes et pour soulager ce que Léon XIII, dans son encyclique Rerum Novarum, a appelé la misère « imméritée » des travailleurs, entendant par-là, non seulement la détresse qui peut résulter de l’accident, de la maladie, de la vieillesse ou de la mort, mais aussi le chômage ou le salaire insuffisant entraînés par les crises économiques ou par l’impitoyable loi de la libre concurrence.
Or, c’est le contraire qui est vrai. Les initiatives en matière sociale sont venues du camp royaliste, et nous ne rencontrons que des monarchistes parmi les doctrinaires ou les réalisateurs de ce qu’on appellera « l’école française du catholicisme social ». Pour ne pas être taxé d’invention ou de parti-pris, je prendrai une double caution qui n’en sera que plus bourgeoise.
Dans sa préface à Encyclique et Messages sociaux le R.P. Guitton, S.J., souligne que « l’encyclique Rerum Novarum a été le fruit d’une lente maturation. De plusieurs points du globe, sont parties vers le Vatican comme une suite d’offensives déférentes, lancées par des catholiques notoires, actifs et éclairés, chacun consacré à sa manière à une œuvre d’apostolat social, au contact des difficultés concrètes du monde du travail et des besoins grandissants des ouvriers de l’époque. Il faudrait citer surtout, pour la France, les noms de Léon Harmel, La tour du Pin, Albert de Mun… ».
Et George Hoog, fervent disciple de Marc Sangnier, lui fait écho dans l’Avant-Propos de son Histoire du Catholicisme Sociale en France (1871-1931) : « L’Encyclique fut désirée, préparée, en France comme à l’étranger, par toute une génération d’hommes d’études et d’hommes d’action. Ils travaillèrent avec autant de générosité que de courage, pendant la période de vingt années qui précéda la promulgation de l’Encyclique de 1891. Travail si fécond que Léon XIII n’hésita pas à dire que l’Encyclique était leur récompense ».
Mais ces catholiques généreux, ces hommes d’études et d’actions, ces La Tour du Pin, ces Albert de Mun, ces Léon Harmel et tous leurs amis, quelle était donc leur position en politique?
La réponse est simple : tous étaient monarchistes au moment de la publication de Rerum Novarum !
Si, en 1892, après l’Encyclique sur le Ralliement, certains d’entre eux – la minorité d’ailleurs – se rallièrent, au moins les lèvres à la république, les textes et les dates sont là pour prouver que les lois sociales les plus hardies ont été déposées par des parlementaires qui, après avoir été les serviteurs dévoués du Comte de Chambord, avaient salué, à sa mort, le Comte de Paris comme le représentant incontesté du droit monarchique français.
Il s’en était déjà trouvé dans l’Assemblée Nationale de 1871.
Emile Keller, député de Belfort, J.-B. de la Bassetière, député de la Vendée, Louis de Bélizal, député des Côtes-du-Nord, y furent les porte-paroles de l’Œuvre des Cercles Catholiques.
Le baron Chaurand, député de l’Ardèche, qui avait fréquenté la Sorbonne en même temps que son ami Frédérique Ozanam, déposa en 1874 la première proposition de loi sur le repos dominical des travailleurs, y compris les agents des services publics.
Un autre élu du Vivarais, M. Charles-Louis Combier fut le promoteur du vote familial.
Ambroise Joubert, qu’on appelle aussi Joubert-Bonnaire, élu de l’Anjou, déposa, en 1872, une proposition de loi réglementant le travail des femmes et des enfants dans les usines. Sa proposition fut adoptée le 19 mai 1874 malgré une opposition acharnée de la part des « libéraux ».
C’est un gentilhomme-chasseur vendéen, qui semble échappé des mémoires du marquis de Foudras, Léon-Armand-Charles de Baudry d’Asson, qui, le 18 mars 1883, poussé, dira-t-il, par « sa conscience de député royaliste », invitera la Chambre à voter un crédit de 2 millions de francs, pour venir en aide aux ouvriers parisiens en chômage. Naturellement, à la demande du gouvernement, le Centre et Gauche votèrent le renvoi à la Commission, c’est-à-dire l’enterrement de la proposition.
Mais venons-en au plus illustre des parlementaires catholiques, à celui que les « démocrates » entendent accaparer comme un de leurs devanciers, et voyons à quelle époque se situe sa grande activité sociale.
C’est sur le désir formel de Mgr le Comte de Chambord que les Comités Royalistes de Bretagne réservèrent à Albert de Mun, en 1876, le siège de Pontivy. Albert de Mun y fut candidat légitimiste en même temps que candidat catholique : il se glorifia même hautement, pendant sa campagne électorale, des marques précieuses de sympathie qu’il avait reçues de Froshdorf (son dernier enfant était le filleul du Comte et de la Comtesse de Chambord).
Elu, invalidé, réélu, réinvalidé, il ne rentrera à la Chambre qu’en 1881, et ce n’est que trois ans plus tard qu’il fera sa première intervention sociale en défendant un ordre du jour qu’avaient signé avec lui Mgr Freppel, Louis de la Bassetière, Martin (d’Auray), de Saint-Aignan, de Bélizal, de Lanjuinais, de La Rochefoucauld-Bisaccia, le prince de Léon, de La Rochejaquelein, de Bodan, de Kermenguy, Le Gonidee de Tressan, ordre du jour invitant le gouvernement à préparer l’adoption d’une législation internationale du travail. Le magnifique discours du député de Pontivy n’aura d’écho pratique que 35 ans plus tard, dans la Section II de la XIIIème partie du traité de Versailles !
Quelques mois plus tard, il défendra l’idée du patrimoine corporatif, qui ne sera reconnu par la loi qu’en 1919.
Le 20 octobre 1884, Albert de Mun défend – toujours sans succès – le principe de la responsabilité collective de la profession en cas d’accident du travail. Il reviendra à la charge là-dessus, le 2 février 1886, en compagnie de Mgr Freppel. Le risque professionnel ne sera reconnu que dix ans plus tard, par la loi du 9 avril 1898.
En 1885, il dépose une proposition de loi sur le bien de famille.
Le 24 février 1886, proposition de loi sur le travail des enfants, des adolescents et des femmes, la journée de 11 heures (au lieu de 12) et le repos dominical.
En octobre 1886, proposition, sur la protection des ouvriers contre les conséquences de la maladie ou de la vieillesse. La discussion n’en viendra qu’en juin 1888, et de Mun s’y heurtera, une fois de plus, à la majorité « libérale » constituée par le Centre Gauche et la Gauche.
A la même date, sa proposition d’interdire le travail aux femmes accouchées pendant quatre semaines est également rejetée. Le chômage légal et rémunéré des femmes enceintes et accouchées ne sera réglé que par la loi du 17 juin 1913.
Le 7 décembre 1889, il réclame la journée de dix heures, en souhaitant celle de nuit. Le même jour, il dépose une proposition obligeant de recourir à l’arbitrage pour le règlement de tout conflit social. C’est le décret Millerand du 17 septembre 1910 qui lui donnera partiellement satisfaction.
Le 8 juillet 1890, il réclame le repos dominical et la semaine anglaise. Il est battu, ainsi que Mgr Freppel. Ce n’est que le 13 juillet 1906 que la loi consacrera le principe du repos dominical, et le 23 avril 1919 que la semaine anglaise sera rendue obligatoire.
Ses vœux de 1891 sur le travail des femmes et des enfants ne seront exaucés que par la loi du 30 mars 1910. Ses efforts, à la même date, pour la suppression du travail de nuit dans la boulangerie ne seront récompensés que par la loi du 28 mars 1919. Son amendement de 1892 sur la pleine et entière liberté syndicale ne sera pris en considération que 28 ans plus tard par la Chambre « bleu-horizon », qui en fera le paragraphe final de l’article 4 de la loi de 1920 !
Bref, le cardinal Baudrillard, en lui succédant à l’Académie, pourra lui rendre ce juste hommage : « Le Parlement français avait adopté ou était à la veille d’adopter, lorsque mourut M. de Mun (août 1914), tout ce qu’il avait véritable précurseur, proposé dès les premières années de sa carrière : repos hebdomadaire, limitation des heures de travail, semaine anglaise, protection du travail des femmes à domicile, des femmes et des enfants à l’usine, assurances obligatoires contre les accidents professionnels, les maladies et la vieillesse, retraites ouvrières et paysannes. »
Mais ce jugement d’ensemble sur un beau combat appelle quelques observations subsidiaires.
Il faut d’abord noter que, sauf rarissimes exceptions, les initiatives heureuses d’Albert de Mun se heurtèrent à l’hostilité vigilante de la majorité républicaine.
Il faut observer ensuite que le comte Albert de Mun mena ce combat social, non pas au nom de la « démocratie », mais au nom de la Contre-Révolution. Ce député était antiparlementaire, nettement, et par doctrine, « Le parlementarisme, voilà l’ennemi ! » s’écria-t-il aux Etats de Romans (10 et 11 novembre 1888).
Il faut constater encore que tous les textes importants que nous venons de rappeler furent défendus à la tribune par un Albert de Mun royaliste, qui fut le conseiller dévoué du Comte de Paris après avoir été le plus féal sujet d’Henri V. Lorsque, par obéissance à la pressante prière de Léon XIII, Albert de Mun accepta de ne plus combattre les institutions républicaines (car c’est à cela que se bornera son « ralliement »), il a déjà achevé l’essentiel de sa tâche.
Il faut aussi ne pas oublier qu’il ne fut pas, dans cette action considérable, l’inventeur, mais le présentateur de textes élaborés par une équipe, celle de l’Œuvre des Cercles, qui mettait à sa disposition le fruit de leurs études communes.
Enfin, on serait profondément injuste si l’on omettait de reconnaître que, dans cette activité parlementaire, il fut constamment entouré et soutenu par un groupe de collègues, partageant sa foi et ses convictions, dont la devise aurait pu être, non pas seulement, comme celle de l’ancienne A.C.J.F. : « Sociaux parce que Catholiques », mais « Sociaux parce que Catholiques et Royalistes ».
Xavier Vallat