Les démocraties occidentales sont malades, et elles sont d’abord malades de leurs classes dirigeantes, de ce que nous nommons en France « le pays légal » et qui, depuis des décennies, prend la forme d’élites dirigeantes et dominantes, autant sur les plans financier et économique, autant que sur ceux de la politique et de l’idéologie, élites de moins en moins engagées par les notions de service et d’humilité. Depuis quelques années, la séparation entre les catégories sociales (doit-on parler de « classes » ?) se fait plus visible et, aussi, plus vive : le creusement des inégalités, conséquence sociale de la mondialisation et de son imposition au sein même des sociétés anciennement constituées, a débouché sur la montée des injustices, qui ne sont rien d’autre que des inégalités démesurées, bien loin des inégalités justes et protectrices qui ordonnent toute société humaine et politique.
Dans son éditorial de Marianne de cette semaine, Natacha Polony valorise la thèse de David Adler, chercheur en science politique, selon laquelle « ce sont les centristes qui sont les plus hostiles à la démocratie, pas les extrêmes » : une formule étonnante mais qui ne surprendra pas vraiment ceux qui connaissent leur histoire contemporaine et qui ont suivi les évolutions idéologiques des classes dirigeantes depuis la fin de la Guerre froide. Effectivement, et la récente crise des Gilets jaunes, à la fois crise sociale et éminemment politique, l’a amplement démontré, parfois au-delà de toute raison, les propos des partisans du président Macron et de ses « ralliés récents » n’ont guère brillé par leur sens de la nuance, au risque de jeter régulièrement de l’huile sur le feu quand il aurait fallu apaiser sans mépriser les révoltés des ronds-points. Bien sûr, il y a eu, au début décembre, ce « réflexe de la peur » qui a parcouru les catégories centres-urbaines des métropoles devant cette colère parée de jaune et qui a fait trembler jusqu’aux ors de l’Elysée : l’épisode de l’hélicoptère prêt à évacuer le locataire des lieux, le 8 décembre dernier, est aussi révélateur qu’il est triste… Mais les réactions des lecteurs des grands journaux sur leurs forums de discussion respectifs sont encore moins rassurantes sur l’état de division de notre pays, et la violence des propos des « assiégés » (comme certains se définissaient eux-mêmes) contre les manifestants « ignorants, vulgaires, gueux » ont pu légitimement choquer ceux qui cherchent plutôt le dialogue (même sans concession) que la brutalité. Les réseaux sociaux en ont aussi été la lice virtuelle, non moins parcourue des fureurs et tremblements que la rue, de Rennes à Paris, de Bordeaux à Lille…
L’article de Natacha Polony a choisi d’insister sur les violences et appels à la répression issus des rangs du « pays légal » macronien, ce qui, d’une certaine manière, rompt avec la doxa de la grande presse, inquiète de la tournure prise par des événements qui semblent échapper à ceux qui tiennent le Pouvoir depuis si longtemps sous des masques divers. Il est vrai que la nouvelle loi anti-casseurs n’a rien de rassurant, en fait, comme l’a souligné le député conservateur Charles de Courson, « centriste catholique » qui n’oublie pas ses racines ni les leçons de l’histoire, y compris celle de sa propre famille, au point d’apparaître en dehors de ce « centrisme totalitaire » dénoncé par Mme Polony. Cela rejoint d’ailleurs la réflexion des royalistes qui considèrent que les traditions (au sens premier du terme, « transmission » d’un héritage immémorial et toujours vivant) sont les meilleures protections contre les dérives du moment présent, plus « immédiates » et souvent moins mesurées, faute de prise de hauteur temporelle ou historique. (1)
La violence des casseurs des derniers samedis parisiens qui, par leurs actes étrangement impunis dans la plupart des cas, cassent d’abord de l’intérieur le mouvement des Gilets jaunes en s’en prenant de plus en plus aux manifestants « originels » de l’automne, donne des arguments faciles au Pouvoir dont ils sont les providentiels alliés pour déconsidérer le mouvement d’ensemble. Cela permet au gouvernement de M. Castaner de se poser en « garant de l’ordre et de la sécurité », ce qui est tout de même le comble quand on peut constater la montée incessante de la délinquance (et de sa relative impunité, faute d’une réponse adaptée et concrète) dans notre pays et son coût pour les victimes et la société ! Mais le gouvernement n’en a cure, et il renforce son arsenal répressif en visant explicitement les Gilets jaunes, ces « empêcheurs de politiser en rond » selon l’heureuse expression d’un orateur royaliste entendue il y a peu. Sans doute faut-il y voir effectivement un symbole, comme le souligne Natacha Polony qui ne prend guère de gants avec l’Etat macronien : « Derrière les mises en scène de démocratie participative, la volonté farouche de se prémunir contre un peuple qui a la fâcheuse tendance à mal voter. (…) Quand un candidat « raisonnable » propose de lutter contre les « prurits populistes », quels qu’ils soient, tous les moyens sont bons. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit nullement de défendre la démocratie, mais de défendre un système économico-politique considéré comme le meilleur pour garantir la stabilité et la prospérité. Quitte à le défendre contre l’ignorance coupable des peuples, qui persistent à ne voir que le chômage de masse et leurs fins de mois difficiles au lieu de s’extasier sur le progrès garanti par l’avènement du grand marché global. Emmanuel Macron ne gouverne pas pour le peuple français mais pour la préservation de ce système, au besoin contre une large partie du peuple. » Ainsi, le Grand débat national, que les royalistes ne boudent pas car soucieux de présenter leurs points de vue et de crédibiliser leur force de proposition, n’est sans doute qu’une opération de diversion qui n’a pas pour vocation de remettre le système en cause mais de le remettre à flots, ce qui n’a pas exactement le même sens ni la même portée…
La sévérité de Mme Polony ne s’arrête pas à ses quelques lignes reproduites plus haut : « Nulle « troisième voie » dans le macronisme. La colère engendrée par quatre décennies de marche forcée vers la dérégulation, le libre-échange, l’abandon de toute protection non seulement des salariés, mais surtout des filières industrielles et agricoles, la financiarisation de chaque domaine de l’action humaine, et la paupérisation par la logique du low cost, aboutit à des formes diverses d’insurrection (…). Et ces insurrections deviennent le prétexte pour réduire les libertés publiques, mais aussi les capacités de décision de citoyens considérés comme des irresponsables, ou pis, des ennemis du bien commun. Ce faisant, on ouvre un boulevard aux extrêmes, dans un concours de radicalité. » Si la révolte vient de loin, et l’on pourrait s’étonner qu’elle vienne si tard (trop tard ? Souhaitons que non !), la répression s’attache à « maintenir l’ordre présent du système », ce qu’Emmanuel Mounier, personnaliste chrétien du milieu du XXe siècle, baptisait de cette formule définitive de « désordre établi ». Maurras parlait d’utiliser toutes les possibilités offertes par la contestation ou par le système lui-même pour établir la Monarchie, mais c’est la République actuelle qui pratique le mieux sa formule bien connue « Par tous les moyens, même légaux » pour préserver sa domination sur le pays…
« On finira bien par restaurer la monarchie, un jour, contre la dictature et l’anarchie », écrivait jadis Eugène Ionesco dans un article célèbre du Figaro Littéraire paru en 1969. Si j’avoue ne pas considérer le président Macron comme un dictateur, à l’inverse de son ministre de l’Intérieur M. Castaner qui n’en est, pour l’heure, qu’un apprenti maladroit et violent, la situation de notre pays, elle, apparaît bien anarchique, entre le libéralisme sans frein (malgré quelques limites liées à notre histoire nationale et à celle de son Etat-providence) et les désordres urbains (à ne pas confondre avec les manifestations sur les ronds-points, entre autres), et, s’il y a dictature, c’est celle du règne de l’Argent, de cette « fortune anonyme et vagabonde » qui semble inaccessible aux notions de justice sociale et de partage équitable. Alors, oui, au regard de ce couple infernal qui asservit nos compatriotes et désordonne notre société historiquement constituée, c’est bien la Monarchie royale qui peut réaliser cette synthèse entre l’ordre nécessaire à toute cité pour être et durer, et les libertés publiques qui font battre le cœur de notre nation…
« La Monarchie est aussi, elle est surtout, la dernière chance de la liberté », affirmait Thierry Maulnier dans les années trente : n’attendons pas le pire pour nous rappeler de cette sage et si politique réflexion… (2)
Jean-Philippe Chauvin
Notes : (1) : c’est aussi ce qui explique que la Monarchie, par essence, est plus éloignée des tentations totalitaires que les Républiques qui s’appuient sur les « émotions de masse » et sur une sorte d’instantanéité sans mesure, privilégiant la passion à la justice qui, souvent, nécessite un enracinement dans le temps long pour être véritablement ce que l’on peut attendre d’elle, la légitimité de la décision arbitrale.
(2) : un prochain article évoquera la riche et profonde pensée de Thierry Maulnier sur la Monarchie, d’une grande actualité aujourd’hui pour « penser l’après-Gilets jaunes ».