Deux hommes ? Non, deux institutions

Henri IV transparentNous venons de rouvrir un beau livre paru il y a huit ans, mais qui n’a rien perdu de son actualité. Il a pour titre : « Deux époques; deux hommes », et comme sous-titre : « Les sauveurs de l’économie nationale » (Radot, éditeur).
L’auteur est Mme Jeanne Rouvier ; ancien membre du Conseil supérieur du travail.

La première époque comprend la fin du XVIe siècle et le commencement du XVIIème : la France renaît après les désastres causés par trente années de guerres civiles.
La deuxième époque est l’après guerre de 1914. Si la première époque est caractérisée par le prompt relèvement du pays, c’est, assure Mme Rouvier, parce que nos pères du XVIème siècle finissant eurent la chance de rencontrer un homme de génie : Barthélémy Laffemas. Au contraire, nos difficultés présentes tiendraient au fait que nous n’aurions à notre disposition que l’homme sans génie qui a nom Léon Jouhaux.
L’explication que nous donne Mme Rouvier est bien sommaire et tout à fait inattendue. Hâtons-nous pourtant de dire que les faits exposés dans son livre en suggèrent une autre beaucoup plus raisonnable, à savoir que l’heur ou le malheur des Français tient beaucoup moins aux hommes, qu’aux vertus ou aux vices de leurs institutions.
Ce qui frappe, dans la première période, c’est la gravité de la chute, la soudaineté et l’éclat du rebondissement.
Nous sommes en 1596. La France compte trente années de guerres religieuses qui ont réduit sa population à douze millions d’habitants, dont deux millions n’ont d’autre ressource que de mendier : un mendiant sur six habitants. Dans les campagnes, la détresse est extrême (les deux tiers du pays sont en friche) et dans les villes la misère est plus atroce encore. Il y a cependant des gens qui étalent un luxe insolent, parce qu’ils se sont enrichis à la faveur des troubles : hommes de guerre, de finance ou de négoce. Mais ce n’est pas la nation qui tire profit de leurs dépenses. L’étranger leur fournit objets de luxe et de première nécessité, car nous n’avons plus ni agriculture, ni industrie, ni commerce.
Joigner que le Trésor est vide, que la dette est énorme et qu’une portion considérable des revenus de l’Etat est en des mains étrangères.
Or, cette France de 1596, qui apparaît comme un champ de désolation, s’est redressée avec une promptitude prodigieuse.
Elle est, en effet, devenue en peu d’années le pays de l’Europe le plus riche, le plus prospère, le plus redouté, le plus envié. Que s’est-il donc passé ? Le livre de Jeanne Bouvier le fera paraître.

Le 4 novembre 1596, Henri IV convoque, à Rouen, les notables, qui représentent les forces morales et les grands intérêts du pays. Dans la harangue qu’il prononce en ouvrant l’assemblée, il dit en résumant une triste page de notre histoire :

« J’ai trouvé la France non seulement quasi ruinée, mais presque toute perdue pour les Français. Par mes peines et mes labeurs, je l’ai sauvée de la perte. Sauvons-la, à cette heure, de la ruine. »

Le roi avait reçu plusieurs projets de quelques bons citoyens touchant les moyens de relever l’industrie nationale qu’il soumit à l’assemblée. Le plus remarquable de ces mémoires était un projet de réorganisation économique rédigé par son tailleur et valet de chambre, Barthélémy Laffemas, sous le titre de : « Règlement général pour dresser les manufactures en ce royaume. »

L’idée dominante de Laffemas était que le pays doit tâcher de se suffire dans la production des objets manufacturés qui lui sont nécessaires et ne pas les demander à l’étranger. Les moyens qu’il mettait en avant pour y parvenir sont au nombre de quatre :

1° prohibition d’entrée dans le royaume des draps et d’étoffes de soie manufacturés par les étrangers, ceci afin d’éviter l’émigration du numéraire national ;
2° importation des industries de luxe que nous n’avions pas et développement de celles que nous possédions déjà;
3° établissement dans chaque ville d’une Chambre de commerce pour chaque communauté d’arts et métiers ; et, dans la ville principale du diocèse, création d’un grand bureau des manufactures. Chambres et bureaux avaient pour objet d’obtenir des marchands et artisans des produits irréprochables sous le rapport de la qualité et de la beauté;
4° développement des manufactures sur toute la surface du territoire. A ce dernier moyen se rattachait l’établissement, dans chaque ville, de grands ateliers destinés à l’occupation des sans-travail.

Les propositions de Laffemas firent peur. Elles se heurtèrent à l’hostilité de la plupart des membres de l’assemblée, en particulier à celle du personnage le plus influent de l’époque, le grand Sully, tout à fait opposé à l’industrie et qui ne concevait pas que la France pût se relever autrement que par le développement exclusif de l’agriculture.
Par bonheur, il y avait Henri IV, qui voyait beaucoup plus loin que son premier ministre et qui fit siennes les idées de Laffemas. Au fameux plan de ce dernier, il incorpora les projets agricoles de Sully et établit de la manière suivante le programme économique qui devra guider son gouvernement :

1° Donner au cultivateur la sécurité pour ses travaux, la possibilité de développer sa production et d’écouler ses produits à un prix rémunérateur.
2° Donner par l’industrie des moyens d’existence à la classe pauvre et transformer les mendiants en ouvriers vivant de leur travail et enrichissant la nation.
3° Retenir en France le numéraire que l’industrie étrangère en tire.
4° Se mettre en mesure de fabriquer dans le royaume les étoffes de soie devenues l’un des besoins généraux.
5° À cet effet, multiplier la graine des vers à soie, établir partout des manufactures et étendre l’industrie de la soie à toutes les provinces de France.

Ce programme ne donnait pas satisfaction à Sully qui, en fait d’industrie, ne voulait rien entendre et il fallut que Henri IV employât toute son autorité et toute sa diplomatie pour amener Sully à se tenir tranquille.
Chose bien digne d’attention : ces deux hommes, Sully et Laffemas, qui ne s’entendaient à peu près sur rien, ont collaboré, parce que telle fut la volonté d’Henri IV. Ils ont travaillé, chacun dans son domaine : Sully dans les finances et dans l’agriculture, où d’ailleurs, il fit merveille ; Laffemas dans l’industrie et le commerce, et c’est dans cette collaboration imposée, par Henri IV, de l’industrie et de l’agriculture, que la France, en peu d’années, a trouvé cette prospérité étonnante qui est notée par tous les contemporains.
La France qui, avant sa restauration par Henri, demandait à l’importation les cinq sixièmes de ses fournitures, dès les premières années du XVIIe siècle, pouvait non seulement se suffire, mais encore envoyer les excédents de sa production en Allemagne, en Flandre, en Hollande, en Angleterre et jusqu’au Portugal. Les deux tiers de la dette sont acquittés; l’Etat est rentré en possession de son domaine ; le peuple, suivant l’expression d’Olivier de Serres, « demeure en sûreté publique sous son figuier ».
Voilà des faits. Ils sont de nature à rassurer les Français qui, au spectacle des maux de la patrie, glissent au pessimisme et au découragement. Ces faits nous disent qu’avec les Français, quelle que soit leur détresse,’une situation peut être tragique, mais n’est jamais désespérée.
Tout en tenant compte de la différence des temps, on peut parfaitement soutenir que, somme toute, les Français qui vivaient en 1596 étaient tombés plus bas que nous. Ils se sont relevés pourtant.
Faut-il donc aujourd’hui, dix-sept années après la Grande Guerre, désespérer parce qu’au lieu de Barthélémy Laffemas, Jeanne Bouvier n’a découvert qu’un Léon Jouhaux, s’offrant, au nom de la Confédération générale du Travail, à relever la France ? Or, ce Jouhaux, bien que choyé, flatté par les grands du jour, Mme Bouvier le considère comme incapable de remplir une telle tâche. Jouhaux en est incapable assurément, mais c’est lui faire beaucoup d’honneur que de prononcer ‘son nom à propos de Laffemas et, en même temps, c’est se montrer pour lui bien sévère.

Dans les circonstances présentes, mettez Laffemas à la place de Jouhaux. Laffemas avait un sens national que l’on ne perçoit guère chez le chef de la C.G.T., et, à ce titre, il ne ferait sans doute pas de mal, mais il lui serait à peu près impossible de faire du bien, parce que nos difficultés tiennent moins à l’incapacité ou à la méchanceté des hommes, qu’à la malfaisance des institutions. Nous avons à notre époque, dans les partis de gauche comme dans les partis de droite, dans l’agriculture comme dans l’industrie et la banque, l’étoffe de grands hommes et même de très grands hommes. Nous avons certainement des Sully et des Laffemas, mais nos institutions démocratiques s’opposent à leur mise en valeur.
La vérité est que nos pères du XVIème siècle finissant avaient sur nous une supériorité immense et c’est cela qui leur a permis de rebondir. Ils possédaient l’institution hors de laquelle il n’est pas de redressement possible, parce qu’elle en contient les conditions qui se nomment : autorité, continuité, responsabilité. Les Français de 1596 possédaient le roi national.

Il n’est pas vrai de dire que, sans le roi, Laffemas fût parvenu à restaurer la France. Laffemas, nous l’avons vu, était combattu par la plupart des ministres de Henri IV et notamment par le grand Sully. C’est grâce à l’autorité de Henri que Sully et Laffemas ont collaboré. Sans lui, ils se fussent peut-être déchirés.
Preuve certaine que, pour sauver le pays, la bonne volonté des hommes ne suffit pas. Il faut que cette bonne volonté se meuve dans le cadre d’institutions qui la servent.
Or, il est une institution qui assemble les hommes et les pousse à construire : c’est la monarchie nationale. Il en est une autre qui les divise en partis et les lance au pillage des biens amassés par les pères : c’est la démocratie.
Les contemporains de Henri IV ont rejeté la démocratie et opté pour le Roi national : la paix et une prospérité qui tient du prodige furent leur récompense.

Firmin BACCONNIER (1935)

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