Frédéric Le Play ne parvint qu’après de longues observations aux certitudes qu’il sut faire partager à tant de disciples. Maurice Maignen notait qu’il s’était longtemps attardé dans les rêveries saint-simoniennes et qu’il lui avait fallu trente ans de notations méthodiques pour découvrir les vertus du Décalogue. Cela est vrai, comme il est vrai que Frédéric Le Play, bien que lié d’étroite amitié au P. Gratry, qui avait été son condisciple à Polytechnique, ne retrouvera la pratique de la foi de sa jeunesse que tard dans la vie et sous l’influence de l’abbé Noirot. N’en faisons pas grief à ce fils d’officier de « gabelous », né dans la plus circonspecte de nos provinces, près d’Honfleur, et formé aux disciplines exigeantes des sciences exactes. Tout, dans son origine et dans sa formation, conspirait pour que le cheminement de sa pensée se fasse d’un pas assuré, mais prudent. Et l’on peut ajouter à cela les scrupules d’un esprit mit par une honnêteté intellectuelle peu courante. Aucune ambition politique chez lui ; il refusera d’être candidat aussi bien en 1848 qu’en 1871, bien que son élection fût certaine. Peut-être avança-t-il alors, pour décliner les offres qui lui étaient faites, son peu de goût pour la tribune et les Assemblées. Mais, dans une lettre à celui de ses disciples auprès duquel il s’est le plus librement épanché, Charles de Ribbe, il confie la raison qui lui fit rejeter à 32 ans une offre analogue : « J’ai refusé en 1838 d’entrer à la Chambre des députés avec l’appui de M. le Ministre du Commerce qui m’aimait beaucoup, et je motivai ce refus sur ce que, avant d’entrer dans la vie publique, je voulais voir clair en mes actions ».
Une disposition d’esprit aussi originale et aussi respectable nous aide à comprendre la vie toute entière de Le Play ; elle nous explique en même temps la fidélité et la qualité de ses disciples. Comment ne pas s’attacher à un homme aussi exigeant pour lui-même, qui ne prend un parti qu’après s’être patiemment assuré que c’est le meilleur, et qui s’y tient ensuite avec une résolution et une opiniâtreté égales à la prudence qu’il a mise à l’adopter ? Frédéric Le Play ne revient à la pratique religieuse qu’en 1879, trois ans avant sa mort, mais, à partir de cet instant, il ne sera pas romain à moitié : en 1880, il se déclarera prêt à signer le Syllabus ! Il n’avait jamais sous-estimé d’ailleurs la hauteur morale où doit se maintenir un catholique digne de ce nom, et il écrira par exemple à Ch. de Ribbe, le 2 décembre 1866 :
« Qu’est-ce qu’un catholique qui n’est pas dévoué au prochain ? C’est un orgueilleux qui se fonde sur la supériorité de la doctrine qu’il professe, pour se dispenser de le servir humblement. L’Evangile a classé cette sorte de gens à leur juste valeur».
Nous insistons là-dessus pour qu’il soit bien compris que le Décalogue, dans la pensée de Frédéric Le Play, est évidemment d’abord celui qui est inscrit sur les Tables de la Loi, et qui oblige le juif, le schismatique, le protestant au même titre que le catholique romain. D’où, parmi ceux qui le suivront au début, aussi bien un James de Rothschild, un prince Demidoff, un Agénor de Gasparin qu’un Lucien Brun ou un Benoist-d’Azy. La Loi du Sinaï, si elle était observée par tous les peuples qui l’ont reçue, suffirait à assurer la paix et la prospérité à l’Ancien et au Nouveau Mondes. Elle est donc le minimum indispensable.
Le 20 août 1789, Mirabeau-Tonneau, frère cadet du Mirabeau tonnant, proposait qu’on l’inscrivît en tête de la Constitution ; c’est assez dire qu’un déiste voltairien pouvait lui trouver des vertus appréciables. Mais, pour Le Play, le Décalogue n’est pas seulement le Code formel dicté par Iahweh à Moïse au milieu des éclairs, ce sont les Commandements de Dieu que le petit Frédéric a appris en allant au catéchisme de sa paroisse de La Rivière ; c’est la loi ancienne vivifiée et parachevée par l’Evangile et enseignée par l’Eglise du Christ : cette loi n’ordonne pas seulement de ne point nuire au prochain, elle nous enjoint de l’aimer. Mais ceci est l’aboutissement final des réflexions et des études de Le Play. L’oubli presque complet (1) où est tombé cet esprit pourtant si puissant va nous obliger à rappeler ce qu’il fut et ce qu’il fit. Né en 1806, notre jeune Normand fit non seulement de brillantes études scientifiques qui le menèrent à Polytechnique d’abord, à l’Ecole des Mines ensuite, où il fut major, mais il montra un goût aussi vif pour la culture générale. Sa préférence marquée pour Montaigne ne saurait surprendre : comment l’observateur minutieux des Ouvriers Européens n’eût-il pas eu un penchant pour le dissecteur impitoyable de l’homme que fut l’auteur des Essais ? Il n’a que vingt-trois ans quand s’offre à lui un voyage de prospection minéralogique à travers l’Allemagne du Nord et les Pays-Bas. Il va arpenter, en cette année 1829, la Rhénanie, le Hanovre, le Brunswick, la Saxe, la Prusse et la Belgique. Nous disons bien arpenter et non pas parcourir. Le Play ne fait pas un voyage d’agrément ; il n’est pas en quête de sites pittoresques et de monuments remarquables, encore qu’il sache les admirer quand il en rencontre. Il est chargé d’une enquête économique sur la métallurgie, et il lui faut voir de près des installations industrielles, des forges enfouies dans les forêts, étudier aussi la géologie. Tout cela ne se découvre pas du haut du coupé d’une diligence. Pour aller ainsi par monts et par vaux, un seul moyen, deux à la rigueur, mais Le Play préfère ses jambes à celles d’un cheval.
C’est pedibus cum jambis qu’il couvrira ce long itinéraire, et il trouvera tant d’agrément et de commodités à ce mode de déplacement qu’il l’adoptera une fois pour toutes. Pendant un quart de siècle, Le Play va faire deux parts de son temps : pendant les mois d’hiver, il professera à l’Ecole des Mines ; à la belle saison, il se promènera à travers l’Europe ou découvrira nos provinces, bâton en main et sac au dos. Il y acquit une prodigieuse endurance à la marche, qui resta sa coquetterie jusqu’à un âge avancé. Il se flattait d’avoir souvent abattu 60 kilomètres dans sa journée, et il n’y a là aucune vantardise quand on additionne les milliers de lieues qu’il dut couvrir certaines années. Ces voyages ne lui firent pas seulement des jarrets d’acier ; ils le forcèrent à apprendre tous les dialectes nécessaires à qui a besoin de demander son chemin dans n’importe quel coin d’Europe et de pouvoir converser avec ses hôtes à la halte du soir. Cependant, on peut être un marcheur intrépide, un polyglotte consommé et ne pas songer pour autant à écrire des monographies sociales quand on a métier d’étudier les pierres et de supputer le rendement d’un haut-fourneau. Ce fut la Révolution de 1830 qui transforma ce minéralogiste gyrovague en sociologue ! Frédéric Le Play est rentré de son premier voyage pour assister aux Trois Glorieuses. Il vient de quitter une Allemagne qui n’est pas encore prussianisée et dont les populations lui ont offert le spectacle de la paix familiale et de l’harmonie sociale, et il se trouve soudain en face d’insurgés parisiens dressant des barricades et saccageant l’archevêché. Ce contraste frappe son esprit. D’où vient cette différence de comportement entre des travailleurs d’un égal degré de civilisation : La misère de l’ouvrier est-elle plus grande en France qu’en Saxe ? Les conditions du travail sont-elles plus dures au Faubourg Saint-Antoine que dans la vallée du Rhin ? Ou bien y a-t-il des raisons autres que les économiques et qui tiennent au milieu, au climat, à la race ? Bref, à partir de là, Le Play décida de profiter de ses voyages pour étudier le monde du travail à travers la famille et la société en même temps qu’à la fabrique ou à la mine. Et il adopta pour méthode ce passage de l’Eloge de Vauban par Fontenelle : « Il s’informait avec soin de la valeur des terres, de ce qu’elles rapportaient, de la manière de les cultiver, des facultés des paysans, de ce qui faisait leur nourriture ordinaire, de ce due pouvait valoir en un jour le travail de leurs mains, détails méprisables et abjects et qui appartiennent cependant au grand art de gouverner ».
Vingt-cinq ans durant, il va ainsi accumuler les observations au cours de ses longues randonnées. Après l’Allemagne, il visitera l’Espagne, l’Angleterre, la Russie du Sud en 1837, l’Oural en 1844. Sa renommée comme minéralogiste est déjà telle que le prince Demidoff lui confiera la direction de ses mines et que Nicolas Ier le consultera sur les richesses de son Empire. En 1845, ses pas le porteront en Scandinavie, l’année suivante en Italie et en Autriche-Hongrie. La Suisse, l’Europe danubienne et la Turquie centrale le verront en 1848, l’Angleterre en 1851 ; il retournera en Allemagne occidentale cette même année, en Autriche et en Russie en 1853. Pendant un quart de siècle, ce promeneur infatigable regardera vivre l’humble humanité de tout un continent et notera chaque soir ce qu’il a vu. Après quoi, il publiera en 1855 le premier volume des Ouvriers Européens, qui contient trente-six monographies de familles de tout pays. Cinq autres volumes s’y ajouteront de 1855 à 1879. L’ouvrage eut un retentissement immense, et sa parution marquera le début d’une carrière officielle brillante ; conseiller d’Etat en 1855, commissaire général des Expositions Universelles de 1855 et 1867 à Paris, inspecteur général des Mines, enfin sénateur. D’ailleurs à cette époque, Le Play avait déjà atteint une notoriété qui dépassait largement les milieux techniques.
Ce Normand était à un haut degré un animal social : sa correspondance est immense, sa conversation brillante. Son salon attirait les esprits les plus divers, également curieux de connaître ce qu’il rapportait de sa dernière chasse aux documents vécus. On y rencontrait le vicomte de Lanjuinais, qui sera ministre de l’Agriculture, et M. de Tocqueville, retour d’Amérique et désireux de confronter ses vues sur le Nouveau Monde avec celles de son hôte sur l’Ancien, le jeune pair catholique Montalembert aussi bien que le jacobin Louis Blanc, qui siégera plus tard à l’extrême-gauche de l’Assemblée Nationale. Le remue-ménage de 1848 mettra bien davantage à la mode l’espèce de personnage européen qu’est devenu Le Play. Thiers, le républicain François Arago, Lamartine. Hippolyte Carnot, qui s’est nourri de St-Simon, le royaliste Lanjuinais, Alexis de Tocqueville, Charles de Montalembert, Sainte-Beuve, autre saint-simonien amateur, le huguenot provençal Agénor de Gasparin, le baron James de Rothschild, l’abbé Dupanloup, qui sera sacré bientôt évêque d’Orléans, Augustin Cochin, préoccupé du sort des pauvres par tradition familiale, le chimiste Jean-Baptiste Dumas, fondateur de l’Ecole Centrale, Charles Dupin, ancien ministre de la Marine de Louis-Philippe, tous le pressent d’accepter une candidature à l’Assemblée Constituante. Devant son refus, ils lui demandent en tout cas de quitter sa chaire d’ingénieur pour enseigner la science nouvelle qu’il est en train de créer.
Il y a plus de deux siècles qu’Antoine de Montchrestien a baptisé « économie politique » l’ensemble des règles pratiques qui doivent conduire un royaume à la richesse et, par la prospérité, à la puissance. Plus ambitieux, Le Play s’est lancé à la découverte des conditions morales et sociales qui peuvent procurer à l’homme le bonheur, et la paix à la société. Ce sera « l’économie sociale ».
La chasse aux faits d’expérience à travers toute l’Europe est close ; il s’agit maintenant de les classer et de les étudier pour l’instruction des hommes et la méditation des chefs de peuples. En 1856, Frédéric Le Play fonde la Société d’Economie sociale. En 1864, il publiera La Réforme sociale en France, et, en 1881, à la veille de sa mort, la Constitution essentielle de l’humanité. Au frontispice de cette dernière oeuvre, il résumera en quelques lignes ce qui fut la tâche de toute sa vie :
« Tourné par mes études et ma profession vers la pratique des sciences exactes, j’en ai appliqué les procédés à la science par excellence, celle des Sociétés. Pendant un demi-siècle (grande aevi spatium) j’ai parcouru l’Occident et l’Orient, m’asseyant au foyer de tous les sages, pour les interroger sur le secret du bonheur. Or, voici ce que cette enquête m’a permis de constater : sous tous les climats, sur tous les sols, malgré la diversité des époques, des langues, de la religion et de la souveraineté, partout et toujours, en un mot, le bonheur des peuples se présente accompagné d’un certain ensemble de conditions qui font non moins invariablement défaut chez les peuples souffrants. On se trouve ainsi conduit à rattacher, par le lien de la cause à l’effet, le bonheur à cet ensemble de conditions et de principes, qui répondent, depuis les premiers âges, aux traits permanents de la nature humaine, et qu’on peut appeler, par conséquent la Constitution essentielle de l’humanité ».
Lorsque quelqu’un vous dit : « Voici ce que j’ai vu. Vous pouvez m’en croire », il est raisonnable, avant d’adopter son avis, de se poser à son sujet deux questions : « A-t-il une bonne vue ? A-t-il le goût du vrai ? » Pour ce qui est de l’acuité de la vision, il n’y a pas d’inquiétude à avoir. A lire ses monographies, on s’aperçoit vite que Le Play ne chaussait pas des lunettes de couleur dans ses promenades. S’il constate que, dans les Etats allemands, des corporations solides aident à l’exploitation des mines métalliques, si la description qu’il nous fait des serfs de l’Oural ne nous les fait pas paraître plus malheureux que les koulaks de l’U.R.S.S. en 1956, ce doit être vrai, car il notera aussi que les forgerons de Lavere, en Lombardie, deviennent sourds à cinquante ans et se retirent alors pour ne pas devenir aveugles dans leur vieillesse, et que les ouvriers des mines de plomb du Harz sont pâles comme des spectres et ont les poignets tordus par les vapeurs de plomb. L’homme n’avait certainement pas la vue courte, qui disait à Napoléon III aux beaux jours du Second Empire :
« Sire, on vous trompe. Votre Empire mourra de deux choses : le suffrage universel et la théorie des nationalités. Les nationalités vous conduiront à ceci : que l’Alsace sera allemande. Et le suffrage universel vous conduira à ceci : que le palais où je vous parle, Sire, sera sans doute détruit.»
Quant à son goût de la vérité, le mot de passion conviendrait mieux. Il écrit par exemple : « Il n’y a pas d’autre règle de réforme que de chercher le vrai et de le confesser quoi qu’il arrive », et encore ceci : « Quand la France serait réduite à la banlieue de Bourges (nous sommes au 12 octobre 1870), continuons à faire servir la langue de Descartes à propager le vrai. » Rien ne lui paraît plus précieux que la vérité. Il écrira, toujours à Ch. de Ribbe : « II faut se dire qu’en gagnant péniblement un homme à la vérité, on a peut-être aidé puissamment à la régénération de la race » ; il ira jusqu’à affirmer, lors de la déclaration de guerre de 1870 qu’il désapprouve fortement : « Notre nation grandirait plus par l’acquisition d’une idée juste que par l’annexion d’une province. »
Comme saint Paul, il tient que la vérité doit être prêchée opportune, importune. « Je ne connais rien de plus dangereux que les gens qui propagent les idées fausses sous prétexte que la nation ne voudra jamais y renoncer. Si elle n’y renonce pas, elle périra ; mais ce n’est pas un motif pour accélérer la décadence en adoptant l’erreur ».
Cette honnêteté intransigeante de l’esprit a pour pendant chez lui le sens le plus désintéressé du service public. Lorsque Le Play – que l’Empereur tient en très haute estime – sera nommé commissaire général de l’Exposition de 1867, il refusera tout traitement, et, – preuve que la vertu aussi peut être contagieuse -, 5.076 de ses collaborateurs sur 5.250 refuseront, à son exemple, d’être rétribués ! A Charles de Ribbe qui l’a félicité d’avoir été fait sénateur le 29 septembre 1864, il répond : « Je n’ai pas besoin de vous dire que j’écarte toute proposition d’emploi et d’honneur dont le cumul est autorisé par la Constitution. Ma formule à ce sujet est : Refus absolu de toute fonction rétribuée ».
Il était naturel, avec de pareilles dispositions d’esprit, qu’il stipulât que toute pompe terrestre serait écartée de ses obsèques et que l’on distribuât aux pauvres ce qu’il en eût coûté. Revenons-en maintenant aux constatations que cet honnête homme a faites au cours de ses voyages, et aux conclusions que cet inspecteur général des Mines, – un peu enclin à l’esprit de système, il faut en convenir -, en tirera. Ses pas l’ont porté des steppes qui bordent l’Asie aux rivages de l’Atlantique. Il a trouvé à l’Est de l’Europe des communautés encore patriarcales, vivant de la mer et de la terre. La propriété y est souvent collective. Comme la foi religieuse y est simple et honorée, les familles y sont stables et vivent en bon voisinage. En Europe centrale, la propriété privée l’emporte, et donne à la famille une base plus prospère. L’autorité paternelle n’est pas battue en brèche et maintient le patrimoine. Le Décalogue (ce que Le Play appelle le « code social ») est respecté. Le peuple vit simplement mais dans une paix heureuse. C’est là qu’on compte le plus de familles souches. Plus on avance vers l’Ouest, plus la vie agricole cède de place à la cité industrielle, et plus le salariat l’emporte sur le travail libre. Le train de vie y est plus élevé, et cependant le peuple y est plus aigri. La méconnaissance ou l’ignorance du Décalogue y entraîne l’instabilité des foyers et la ruine de l’autorité paternelle. L’esprit de voisinage disparaît.
Quant aux individus, déracinés et toujours en quête de changement, ils sont revendicatifs et inquiets. Trois abus apparaissent, nés de la richesse du progrès et du pouvoir. La richesse y est trop souvent aux mains de possesseurs lointains qui n’ont plus le contact avec leurs ouvriers ou leurs fermiers. L’obsession du progrès scientifique tend de plus en plus à attaquer et à détruire les traditions sur lesquelles reposait la coopération des producteurs. Le pouvoir tend presque partout à la concentration, si bien que la démocratie elle-même évolue vers la dictature. Cela se constate surtout en France où apparaissent trop clairement les ravages exercés par les principes révolutionnaires. Ces principes : bonté naturelle de l’homme, liberté systématique, égalité providentielle, constituent trois erreurs que Le Play appelle « les faux dogmes » et qu’il stigmatise avec force. Il bataillera surtout contre le premier et reviendra sans cesse sur la malfaisance de l’erreur propagée par J.-J. Rousseau quant à « la perfection originelle de l’homme ».
C’est que, d’une part, c’est l’erreur majeure, celle qui sape le plus fortement les disciplines religieuses seules capables de réfréner les bas appétits ; d’autre part, c’est l’erreur la plus répandue et la plus accréditée dans les milieux « éclairés » : Ch. de Ribbe nous citera un vénérable magistrat provençal qui, pendant la première moitié de sa vie, avait constamment porté sur lui, comme un bréviaire, le Contrat Social ! (1) Cependant, l’influence de Frédéric Le Play est loin d’avoir disparu. La Société d’Economie et de Sciences Sociales, fondée par lui en 1856, a pu célébrer son centenaire, car cite subsiste toujours et publie une Revue trimestrielle, Les Eludes Sociales, qui réunit la plus brillante et la plus solide collaboration La notion de liberté systématique entraîne nécessairement à la révolte contre la triple autorité de Dieu, du père et du souverain, et légitime le désordre social. Quant à l’égalité providentielle, elle aboutit au même résultat par la négation de toute hiérarchie. Ayant ainsi diagnostiqué le mal, quels remèdes va nous proposer Le Play ? Ceux dont il a constaté les heureux effets dans les nations prospères : la religion, la propriété, la famille et le travail. La religion, c’est, nous l’avons vu, au minimum le Décalogue.
Ce minimum, hélas ! est devenu un maximum pour beaucoup de consciences débiles. Michel de l’Hospital, pour libéral qu’il fût, houspillait déjà ses contemporains à ce sujet : « Je me figure, disait-il, qu’il vous faudra un autre Décalogue, parce que celuy du Dieu vivant est trop rude pour vous, trop contraire à vos moeurs, à vostre appétit et à vostre sens naturel. » Mais, pas plus que le chancelier de Charles IX, Le Play ne peut consentir de rabais sur les Commandements de Dieu qui, partout où ils sont observés, sont un facteur de progrès social par l’harmonie qu’ils font régner entre les hommes. Ils assurent la paix des foyers grâce à l’autorité paternelle et au respect de la femme ; ils assurent la paix dans la cité en garantissant de toute atteinte les personnes et les biens. La propriété ne correspond pas seulement à un instinct naturel de l’homme ; elle est aussi un agent de progrès. En 1800, Bonaparte notait justement pour son ministre de l’Intérieur : « L’intérêt personnel du propriétaire veille sans cesse, fait tout fructifier ; au contraire, l’intérêt de communauté (nous dirions aujourd’hui : le collectivisme) est, de sa nature, somnifère et stérile. L’intérêt personnel n’exige que de l’instinct ; l’intérêt de communauté exige de la vertu, et elle est rare ». Toute atteinte à la propriété a pour conséquence un appauvrissement de la nation. L’exemple le plus net se trouve dans les suites funestes du décret pris par la Convention le 7 mars 1793, et qui, « pour atteindre l’aristocratie jusque dans ses tombeaux », abolit la liberté de tester et déclare nuls – avec effet rétroactif jusqu’en 1789 ! – tous les testaments « faits en haine de la Révolution », c’est-à-dire reposant sur le droit d’aînesse. Ce partage de l’héritage apparut si vite comme une cause inévitable d’amoindrissement de la France, qu’il inclina Wellington et Castlereagh à une clémence relative envers nous au Congrès de Vienne : « Après tout, dirent-ils, les Français sont suffisamment affaiblis par leur régime de succession »! Mais, pour qu’elle concoure à la prospérité et à l’ordre public, encore faut-il que la propriété, honnêtement acquise, soit honnêtement gérée et utilisée. La richesse a ses devoirs ; l’existence d’une classe dirigeante se justifie par les services qu’elle rend aux classes inférieures.
Le premier de ces services est de rester à portée de ceux qu’elle a pour mission de guider. Le Play, qui fait un lourd grief à Louis XIV d’avoir attiré la noblesse à Versailles pour l’y mieux surveiller, est sévère pour les propriétaires qui délaissaient leurs terres. Par contre, à Ch. de Ribbe qui lui décrit l’influence dont jouit un de ses amis vivant au milieu de ses paysans, il répond : « Que la France serait heureuse, si tous les propriétaires du sol résidaient sur leurs domaines dans les mêmes conditions ! »
La famille est l’unité sociale par excellence, la cellule de base de la nation. Son sort apparaît à Le Play inséparable de la propriété et de son mode de transmission. Une propriété émiettée par le partage égalitaire obligatoire à chaque succession ne rend pas seulement la famille instable et vagabonde ; elle la stérilise. Pour que le patrimoine ne soit pas morcelé ou vendu, on n’aura qu’un enfant. Puisque la loi a supprimé le droit d’aînesse, on la tournera en restreignant les naissances : on fera un aîné en supprimant les cadets. Enfin, le travail, qui est pour tous une loi divine, sans laquelle la famille ne pourrait vivre ni la propriété se constituer. Le travail d’ailleurs n’est pas seulement un support nécessaire de la société, il est en soi une source de progrès moral et intellectuel, et son exercice est une vertu. Le travail doit être libre, et l’intervention de l’Etat dans ce domaine, ne se justifie que si cette liberté est menacée. Mais la liberté du travail doit avoir un correctif, étant donné l’inégalité des conditions sociales. Une liberté du travail sans limites aboutit au paupérisme. Certains, pour l’éviter, prônent la coopération ou le syndicalisme.
Le Play doute de l’efficacité de l’une et de l’autre. Pour lui, le remède par excellence à cet affreux fléau, c’est le patronage. Le patronage introduit l’esprit de famille dans la fabrique. Le patron doit traiter ses ouvriers, ses commis ou ses employés comme ses enfants, et non comme une sorte de cheptel vif supérieur. Par le contact quotidien et direct qu’il établit, le patronage ne laisse plus de place à l’indifférence, encore moins à l’hostilité, entre les divers agents de la production. Déjà, Villermé, en 1840, avait proposé cette conclusion à sa célèbre enquête : « Sans l’aide des chefs d’industrie, il serait impossible d’améliorer les moeurs, le sort de leurs travailleurs, tandis que, s’ils le voulaient, eux-mêmes le pourraient sans l’aide de personne. C’est ce patronage, bien compris, bien exercé, qui peut le plus efficacement contribuer à l’amélioration du sort et de la morale de l’ouvrier. »
A côté du patronage, l’association peut aussi contribuer à créer, dans le travail, le climat d’entente si nécessaire à la prospérité des nations et au bonheur des peuples. On peut la concevoir sous deux formes : des communautés productrices (sociétés ouvrières et sociétés par actions), et des corporations (où l’intérêt intellectuel et moral domine sur l’intérêt matériel). Ainsi, dans le vocabulaire de Le Play, le mot corporation s’applique plutôt aux Ordres des professions libérales et aux Ordres religieux qu’à une organisation professionnelle des corps de métiers. Le fait de refuser à l’Etat le droit d’intervenir dans le régime du travail ne signifie pas que la forme du gouvernement soit indifférente à l’économie sociale. Cette forme doit être adaptée à la nature humaine en général et aux caractères propres de chaque peuple.
En conclusion des remarques qu’il a pu faire dans ses promenades attentives à travers nos provinces, Le Play préconise la démocratie dans la commune, l’aristocratie dans la province, la monarchie dans l’Etat. La démocratie communale, qui est la règle dans toute l’Europe, a fleuri en France sous la vieille monarchie, et c’est la Révolution centralisatrice qui a mis les communes sous la tutelle des préfets. Il faut donc la restaurer, si l’on veut ressusciter les libertés communales. Le Play tient la destruction des provinces pour « un acte de barbarie sans exemple », parce que c’est la destruction d’un cadre naturel qui avait, tout comme la commune et le canton, ses raisons d’être. Le canton est d’ordinaire l’héritier du doyenné ecclésiastique. Il devrait être le relais entre la commune et le département, l’arrondissement étant une création factice qui doit disparaître. Au contraire, la province doit renaître sous la forme d’un groupement régional de, départements, et son administration doit être confiée à l’élite des autorités du pays, c’est-à-dire à une aristocratie. Enfin, au sommet de la pyramide sociale, il faut la monarchie, le gouvernement d’un seul. Tous les autres Etats européens, pourtant démocratisés à la base, ne doivent leur santé qu’à un monarque. Or, « la France, dégradée et divisée par la Révolution, ne peut supporter qu’avec des ménagements extrêmes, dans la commune, la démocratie, qui, au contraire, donne la paix aux localités chez toutes les nations de l’Occident. Il serait donc peu judicieux dans de telles conditions, de prétendre imposer cette même démocratie à l’Etat français, tandis que les autres Etats n’ont pu jusqu’à présent conserver que sous la tutelle de la monarchie la paix et la prospérité. »
Un Etat démocrate est fatalement exposé à voir l’omnipotence des bureaux se substituer à l’autorité défaillante, et la bureaucratie est le pire des régimes. Le Play le qualifie vigoureusement. « La bureaucratie, c’est la paresse organisée :
« Le grand art des bureaucrates est de persuader à un chef confiant qu’en créant de nouveaux bureaux il travaillera au bien public et accroîtra sa propre importance. « La bureaucratie, c’est la fronde permanente contre le pouvoir central : « La bureaucratie donne toujours une excitation indirecte à l’esprit de révolution dans les contrées où s’est affaibli le respect de l’autorité. « La bureaucratie, c’est l’étatisme dévorant tout : « Ce régime pervertit les esprits, en les habituant à croire que l’Etat a qualité pour se charger de toutes les fonctions qui, chez les peuples libres et prospères, appartiennent exclusivement aux individus et aux familles. »
Donc, pour Le Play, il faut à la tête de l’Etat un monarque. Mais quel Roi, ou Empereur ? Le Play ne pouvait le préciser, ni dans sa Réforme sociale, ni dans son Organisation du travail, qui ont été écrites sur les encouragements de Napoléon.
Mais l’hésitation sur sa pensée n’est pas possible. Idéologiquement, l’Empire est l’héritier de la Révolution. Or, Le Play, après Blanc de Saint-Bonnet, démontre avec insistance et d’après les lois de l’expérience, la nocivité foncière des principes révolutionnaires. Son monarque ne peut donc être que l’ennemi-né de la Révolution ; le roi contre-révolutionnaire est forcément le Roi capétien. Ses disciples ne s’y trompèrent pas. Au début de sa renommée, nous l’avons vu environné d’admirateurs fort divers, mais de préférence libéraux. Lorsqu’il en arrivera aux conclusions définitives de sa longue enquête, seuls des royalistes pourront les adopter en bloc comme les bases solides de leur doctrine sociale. Déjà, la Société d’Economie sociale, si elle groupait des sénateurs bonapartistes, des hommes d’affaires, des saints-simoniens, comptait surtout des légitimistes parmi ses animateurs les plus fer¬vents : Armand de Melun, Louis de Kergorlay, Benoist d’Azy, Augustin Cochin. Après la défaite de 1870, qui illustrait si tragiquement la double prophétie faite par Le Play à Napoléon III, après les violences et les horreurs de la Commune, nombreux seront les catholiques – et dans ce temps, catholique et monarchiste, c’est tout un – qui réfléchiront sur ces phrases écrites par Le Play le 5 mars 1870 :
« Le mal ne vient pas seulement des ignorants, des égarés et des pauvres, qui forment l’armée des communistes. Il vient principalement des maîtres qui donnent le mauvais exemple à leurs serviteurs ; des riches qui ne remplissent pas leurs devoirs envers les pauvres ; des manufacturiers qui accumulent, dans une dépravation affreuse, des masses dégradées ; il vient des municipalités qui emploient le meilleur des campagnes à multiplier des villes malsaines et à y attirer toute la corruption de l’Occident ; des gouvernants qui ne comprennent pas leurs devoirs ; des savants et des lettrés qui propagent depuis cent ans les sophismes de Rousseau sur la perfection originelle ; enfin, des honnêtes gens qui, donnant leur adhésion aux principes éternels, restent inertes et refusent toute coopération pour les répandre autour d’eux. »
Les Unions pour la paix sociale fondées en 1871 par Le Play seront de véritables pépinières de catholiques sociaux de souche royaliste. A l’Assemblée Nationale un groupe de ses disciples, tous légitimistes, et comprenant l’ardennais Mortimer-Ternaux, le bressan Lucien-Brun, le languedocien Numa Baragnon, déposera le 25 juin 1871 un projet de loi en faveur de la liberté testamentaire du chef de famille. Dans les grandes affaires, le nîmois Cheysson, professeur d’économie politique à l’Ecole des Sciences Politiques, devenu directeur des usines Schneider, appliquera au Creusot la doctrine du patronage et fera affecter chaque année un demi-milliard de nos francs 1958 aux oeuvres sociales les plus diverses. A Tours, Alfred Mame, qui a adhéré dès 1865 à la doctrine sociale de Le Play, fondera pour les ouvriers de son imprimerie, crèches, écoles, cités ouvrières (avec pavillon individuel et jardin), caisses de secours mutuels et de retraites.
En 1914, son fils Paul, devenu à son tour « le patron », paiera leur salaire aux ouvriers mobilisés, et, en 1921, instituera chez lui les allocations familiales. Un autre disciple de Le Play, Eugène Rostand, père d’Edmond et poète pareillement – il traduira Catulle en vers français – créera à Marseille les premières Caisses d’épargne, et s’occupera d’habitations ouvrières, de lutte contre l’alcoolisme et de Crédit populaire. Claudio Jannet, aixois comme Charles de Ribbe, enseignera la doctrine de Le Play aux étudiants de l’Institut Catholique. Mais celui qui, de loin, fera le plus puissant écho à la pensée du voyageur européen, ce sera René de la Tour du Pin. S’il ne doit pas tout à Le Play, il lui doit l’essentiel. Dieu dans les âmes, la liberté dans la commune et le métier, l’aristocratie dans la province rénovée, la monarchie dans la famille et dans l’Etat, ce sont les quatre piliers sur lesquels le châtelain d’Arrancy va construire la doctrine de la magnifique équipe des catholiques sociaux pendant les deux premières décennies de la III° République.