III – A quelles conditions la démocratie fonctionne-t-elle ?
Les deux premières parties de cet exposé sont de nature à surprendre le lecteur car elles conduisent à une vision paradoxale ou en tout cas inhabituelle des faits sociaux. Il en ressort que la démocratie conçue comme un projet révolutionnaire destiné à changer le monde et la société est une utopie impraticable et néfaste qui n’a d’ailleurs aucune existence tangible. Mais il en ressort aussi que la technique démocratique qui consiste à prendre en compte les courants sociaux, à reconnaître leur existence et à développer l’autonomie des individus et des collectivités est indiscutablement utile.
Et le paradoxe continue lorsque nous constatons que cette pratique ne peut fonctionner convenablement qu’à des conditions précises tout à fait contraire au messianisme démocratique « grand public».
Première condition : un cadre strict :
La pratique de la démocratie suppose, on l’a déjà dit, une petite structure politique à taille humaine afin que le rôle de l’individu y soit effectif. Dans de petits Etats comme la Suisse, cette condition peut être remplie, mais dans les grands Etats, peuplés de plusieurs dizaines ou centaines de millions de personnes ce n’est plus le cas. Il faut alors l’implanter à l’échelle locale grâce à un système décentralisé qui favorise les libertés locales et l’autonomie des petites entités, ce qui pose la question du contrôle de l’Etat sur cette mosaïque politique.
Un autre cadre possible aux pratiques démocratiques peut être fourni par une structure aristocratique et inégalitaire. A ce moment là, des autorités arbitrales liées à la tradition, à la compétence ou à l’hérédité peuvent prévenir les éternelles dérives du système démocratique, à savoir l’anarchie, le clientélisme et la démagogie. C’est l’idée du régime mixte que nous avons déjà évoquée précédemment.
L’idée n’est pas nouvelle puisque Aristote la développait déjà et l’un des succès de la Monarchie française à son apogée fut sans doute de savoir concilier l’autorité du Roi avec les innombrables libertés locales. On oublie un peu vite que sous l’Ancien Régime les fonctions étaient électives chaque fois qu’elles n’étaient pas réservées à certaines catégories de personnes en raison de leur naissance ou de leur compétence…
A l’inverse, il n’y a rien de plus défavorable au développement de la démocratie que les vastes Etats aux contours flous et mal délimités ou l’homme se sent perdu et dépassé par les événements.
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Deuxième condition : un population unie et cohérente :
La démocratie implique que les électeurs qui vont tenter de concourir à une volonté commune aient un certain nombre de choses en commun et ne constituent pas des communautés hostiles qui cherchent à imposer leur point de vue par la loi du plus fort. Pendant très longtemps cette condition était remplie dans les nations européennes, et c’est encore le cas en Suisse en raison de l’histoire à part de ce petit pays à la population homogène en dépit des différences linguistiques et religieuses.
Mais dans les autres pays d’Europe ouverts à toutes les religions, les ethnies et les cultures, où les mouvements de population sont de plus en plus importants et où l’individualisme est prédominant, ce fond commun a disparu en grande partie. On dit que Rousseau avait conçu son système politique et sa théorie de la volonté générale en pensant à la République de Genève telle qu’il l’avait connu dans son enfance. Est-il sérieusement envisageable de transposer un tel système à un empire cosmopolite et multinational comme l’Union Européenne ? C’est la grande interrogation de notre collègue Pierre Manent, Professeur à l’Institut d’Etude Politique de Paris, qui se demande si la démocratie est possible sans le cadre de la nation traditionnelle.
Troisième condition : un contrôle effectif par l’électeur :
La démocratie n’est intéressante que si l’électeur a l’impression qu’il a un pouvoir véritable et que les dés ne sont pas truqués. C’est une évidence, mais il est bon de la répéter lorsque l’on voit certaines dérives de la Veme République en France.
Dès lors, moins il y a d’intermédiaires entre l’électeur et le pouvoir, mieux la démocratie fonctionne. A l’inverse, plus il y a d’intermédiaires, plus elle court le risque de dégénérer.
La démocratie directe présente donc des avantages indiscutables par rapport à la démocratie représentative qui déforme la volonté des électeurs et crée des oligarchies parasites qui prétendent exprimer la volonté du Peuple mieux que le Peuple lui-même. C’est ainsi que des pratiques telles que le référendum d’initiative populaire, le mandat impératif donné aux représentants, ou le droit pour la population de contrôler directement l’emploi des fonds publics pourrait être utilement introduits dans les institutions. Or la plupart des hommes politiques y sont hostiles car ils redoutent à tort ou à raison de tomber dans l’anarchie et le « populisme ».
En réalité, la crainte qu’inspire la démocratie directe n’est légitime que lorsque l’on prétend tirer toute la légitimité politique de la volonté populaire, ce qui nous ramène une fois de plus au caractère dangereux de l’idéologie démocratique. Car avec la démocratie directe l’Etat risque en effet de devenir ingouvernable. En revanche, si des éléments de démocratie directe sont insérés dans un système politique qui reconnaît l’existence d’autres formes de légitimités politique, le risque est bien moindre du fait de ces contrepouvoirs.
Montesquieu ne se serait pas exprimé différemment, lui qui voulait que « le pouvoir arrête le pouvoir ».
Conclusion :
La démocratie telle qu’elle est entendue dans les grands Etats occidentaux est en grande partie un système fictif, une construction intellectuelle artificielle qui repose sur le mythe de la «volonté générale».
Force est de constater en pratique que la volonté majoritaire du corps électoral est très souvent méconnue ou trahie par ceux qui ont pourtant pour mission de la servir ; que cette volonté majoritaire est improprement appelée « volonté générale » et qu’elle est en outre éminemment changeante et manipulable comme le révèlent les innombrables alternances qui jalonnent l’histoire des démocraties occidentales.
Le succès de ce système fictif n’est pas dû à son efficacité et à sa vertu mais seulement au fait qu’il est parvenu à incarner, à la suite de toutes sortes de circonstances historiques et de guerres, une tendance fondamentale des sociétés modernes qui est le besoin d’émancipation des individus lorsque ceux-ci commencent à se développer économiquement. Bertrand de Jouvenel remarquait que la volonté d’échapper à sa condition est l’un des grands moteurs de l’humanité.
Mais, et c’est là le formidable paradoxe des temps modernes, cette émancipation s’est vite avérée illusoire et utopique, de telle sorte que les oligarchies ont rapidement compris comment contrôler ce mouvement et même comment l’instrumentaliser.
Ainsi, le succès du régime démocratique tel que nous le connaissons est dû aussi, et pour une large part, au ralliement des élites occidentales qui ont vu tout le parti qu’elles pourraient tirer d’un système qui permettait de diriger le peuple en lui donnant l’illusion qu’il commande. Et d’un système qui de surcroît leur assure l’irresponsabilité puisque c’est la collectivité qui est censé avoir pris les décisions…
En fin de compte, et un peu comme dans le cas du marxisme, autre illusion de l’homme occidental et autre système erroné, les résultats n’ont pas été à la hauteur des espérances. Le suffrage universel n’a pas eu la vertu miraculeuse d’établir le paradis sur terre, pas plus en France qu’en Irak. Le seul résultat tangible est l’apparition d’une oligarchie politique, médiatique et financière qui refuse de se reconnaître comme telle parce qu’il lui est devenu commode de se camoufler derrière le paravent de la volonté populaire.
Si l’on veut sortir des dialectiques absurdes et des faux semblants, il faut d’abord essayer de voir la réalité des relations humaines. La loi n’est pas l’expression de la volonté générale, la loi est l’expression du pouvoir. Or ce pouvoir doit être légitime.
Toute la question est donc de savoir comment dégager le pouvoir légitime. Ce sera une des grandes questions du XXIeme siècle.
Il faut aussi savoir comment obtenir le consentement des individus, puisque pour reprendre la formule de Sieyès, « l’autorité vient d’en haut et la confiance vient d’en bas».
Il faut enfin tenter d’articuler le pouvoir des individus et des collectivités face aux élites qui contrôlent l’Etat pour leur permettre de participer utilement à la vie politique. On pourra à cette fin recourir à des pratiques démocratiques dont nous avons évoqué l’utilité.
En ce qui nous concerne, nous avons fréquemment exprimé notre préférence pour le régime mixte préconisé par Aristote qui pourrait trouver sa traduction contemporaine dans une monarchie institutionnelle : autrement dit un monarque, une élite, un peuple. C’est une conception traditionaliste, inégalitaire et dans laquelle l’homme ne naît pas libre, mais peut le devenir s’il le veut. Elle est donc délibérément anti-moderne, à contre courant de la pensée contemporaine et hostile au fondamentalisme démocratique, c’est à dire à cette philosophie qui idolâtre le nombre comme nouvelle religion universelle.
Car la démocratie entendue de cette manière excessive et utopique risque fort d’être la dernière illusion de l’homme moderne et les abus que sa passion fanatique et déraisonnée engendreront auront raison de la nation, de la cohésion sociale et au passage de la liberté individuelle.
En revanche il y a de fortes chances pour que la voie du développement véritable réside dans la complémentarité entre les formes traditionnelles du pouvoir, la compétence et l’élection, autrement dit dans un Etat qui valorise son passé pour construire l’avenir.
Enfin après ces considérations socio-politiques, un peu de droit privé pour finir, puisque ces mélanges sont dédiés à un illustre privatiste.
Le pouvoir aujourd’hui est étroitement lié à la création de la règle de droit ; celui qui est en mesure d’imposer une norme juridique dispose d’une fraction du pouvoir, ce qui constitue en même temps pour lui un espace de liberté : or on sait que les systèmes juridiques sont le résultat de quatre sources en état d’interaction permanente : le pouvoir politique qui édicte des lois ; le juge qui rend des décisions qui finissent à la longue par former une jurisprudence ; les jurisconsultes dont les avis et réflexions constituent la doctrine ; enfin les sujets de droit eux-mêmes dont les usages constitue les coutumes. Rippert les a appelées les « forces créatrices du droit ».
Dès lors le poids respectif des ces quatre sources de droit dans l’ordre juridique est directement en rapport avec les rapports de forces sociaux-économiques et les libertés dont disposent tant les personnes physiques que les entreprises, quelque soit par ailleurs la forme politique du gouvernement, démocratique ou non. Ainsi un Etat aristocratique dans lequel le droit est coutumier et jurisprudentiel peut donner bien plus de liberté aux sujets de droit qu’un Etat démocratique qui ne reconnaît que la loi comme source de droit, surtout si cette loi est elle-même à la discrétion d’un parti majoritaire tout puissant.
Or l’invocation permanente, obsessionnelle et incantatoire de la «démocratie » dans nos sociétés moderne est précisément un écran de fumée qui permet d’occulter commodément cet aspect fondamental des choses.
Olivier Tournafond
Professeur à l’Université de Paris XII