Le triste Noël des salariés de Saupiquet.

Il y a quelques jours, le 20 décembre exactement, la dernière usine française de conserverie de poisson Saupiquet a fermé ses portes à Quimper : cette fermeture scelle ainsi une aventure industrielle débutée sur les bords de la Loire en 1877 et initiée alors par Arsène Saupiquet, dans la conserverie de sardines. Ce triste événement n’a pas mobilisé les grands médias ni les politiques, visiblement plus occupés à leurs petites affaires politiciennes et à la préparation de la prochaine élection présidentielle de 2027 qu’au sort d’une usine de conserves et de ses salariés : le pays légal se désintéresse d’une entreprise considérée comme non stratégique et appartenant à un monde ancien. Que plus de 150 emplois disparaissent ainsi dans le Finistère n’a plus d’importance pour une classe dirigeante qui semble plutôt obnubilée par une dette publique qu’elle a pourtant contribué à creuser depuis une quarantaine d’années, au nom d’une (double) idéologie économique dominante (la société de consommation et la mondialisation libérale) qu’elle ne reniera évidemment pas. Pour le coup et en évoquant les nombreux autres plans sociaux qui font désormais l’actualité, la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, a trouvé la bonne formule pour signifier cet état d’esprit du pays légal, en parlant de l’attitude timorée du ministre de l’Industrie Marc Ferracci (ministre maintenu sous Bayrou après l’être devenu sous Barnier…) : « Le ministre installe l’idée qu’il n’y a plus lieu de se battre : « prenez le chèque et taisez-vous ». Visiblement, il n’a pas compris son rôle : il n’est pas ministre des licenciements, mais de l’industrie ! Les travailleurs ne se battent pas pour avoir des indemnités pour partir, ils se battent pour défendre leur emploi. » Sauver un emploi industriel, c’est en sauver au moins deux ou trois de plus, en fait, et le ministre ferait bien de s’en rappeler : l’usine n’est pas peuplée que d’ouvriers de production mais aussi de personnels de nettoyage et de restauration, parfois, quand ces derniers peuvent aussi se trouver à proximité de l’entreprise ; accueillant aussi des populations de jeunes recrutés sur le bassin d’emploi, l’usine maintient des classes scolaires en activité grâce aux enfants des ménages ouvriers ; sans négliger des commerces alentours et, parfois, des sous-traitants ou des services de maintenance et de réparation… En fait, une usine fermée, c’est tout un écosystème économique et social qui risque de disparaître, d’autant plus quand celle qui disparaît était déjà la survivante des décennies passées et que, là aussi, elle n’avait plus le nombre de salariés qu’elle pouvait compter quelques années auparavant.

Or, c’est un véritable raz-de-marée de plans sociaux et de fermetures définitives d’usines, voire d’entreprises, qui est en train de frapper la France : la timide mais indéniable réindustrialisation de ces dernières années risque de ne plus suffire d’ici peu à absorber toutes les faillites, les disparitions d’usines et celles du savoir-faire de nombreuses activités industrielles, ainsi que la dévitalisation des territoires ainsi touchés par cette nouvelle et violente désindustrialisation concrète. Michelin, Valeo, Saunier Duval, Vencorex, et tant d’autres noms retentissent dans l’actualité sociale comme autant de glas annonciateurs du trépas de « 150.000 emplois » selon Mme Binet, mais peut-être jusqu’à 300.000 si l’on en croit certains économistes et analystes financiers : cette terrible situation est-elle l’effet d’une mauvaise passe (ou conjoncture) ou bien le résultat d’erreurs, voire de fautes, des entreprises et, éventuellement, du pays légal ? Et si oui, n’est-elle que cela ? Ne s’inscrit-elle pas dans un processus de long terme, au-delà d’un simple quinquennat présidentiel ou du mandat d’un dirigeant d’entreprise ? En fait, il existe plusieurs cas de figure, qu’il n’est pas inutile de citer, et qui peuvent parfois se combiner en un mélange infernal.

Si l’on prend le cas de l’usine Saupiquet de Quimper, celle-ci est victime d’une délocalisation en partie spéculative (sans être, pour celle-ci, liée au système actionnarial proprement dit (1), contrairement à nombre de groupes transnationaux) et du système de la mondialisation libérale, libre-échangiste et de la profitabilité recherchée à tout prix (en particulier social), quelles qu’en soient les conséquences humaines et territoriales. Dans un monde où de grands groupes internationaux et mondialisés rachètent les marques sans regarder à leur nationalité ni s’intéresser aux conditions des travailleurs, ces derniers ne sont considérés que comme des variables d’ajustement : ainsi, le propriétaire de Saupiquet est le groupe italien Bolton Food depuis 2000, et celui-ci a déjà fermé nombre d’usines de la marque en France (2) jusqu’à la dernière, Quimper… A chaque fois, l’argument était à peu près le même : les ventes diminuent en France, elles ne sont plus assez profitables et la main-d’œuvre est trop coûteuse (sic), et il faut préserver la compétitivité de l’entreprise. L’activité, elle, est délocalisée à l’étranger, dans des pays pas forcément consommateurs des produits sortant de l’usine, mais pour continuer à produire pour le pays victime de la délocalisation : dans le cas de Saupiquet, « une grosse partie de la ligne sardine sera installée dans une usine du groupe au Maroc, la ligne maquereau rejoindra une usine Bolton en Espagne », selon les déclarations du groupe Bolton lui-même, mais leurs productions seront toujours bien présentes dans les rayonnages des magasins français et… quimpérois ! La même chose s’est produite pour nombre d’autres marques emblématiques de l’histoire industrielle française, et il est rageant de constater que cette mauvaise affaire se reproduit encore et encore sans entraîner beaucoup de réactions ni du pays légal, ni des consommateurs eux-mêmes, vite oublieux des drames sociaux provoqués lors des fermetures d’usines parfois toutes proches… Quel triste Noël pour les familles de salariés Saupiquet : les aiguilles du sapin risquent bien d’être autant d’épines dans le cœur des ouvriers abandonnés, et les agapes festives de la Saint-Sylvestre bien amères… Surtout quand l’on sait que, à l’heure où j’écris, 120 salariés (sur les quelques 150 licenciés) n’ont pas de proposition fiable d’emploi prochain. Oui, décidément, quel triste Noël…

(à suivre)

Jean-Philippe Chauvin

Notes : (1) : Contrairement à nombre de grandes Firmes capitalistiques transnationales, Bolton Food, propriétaire de Saupiquet, est un groupe à « capitaux familiaux », et ne subit pas les mêmes pressions que les grandes sociétés dont nombre d’actionnaires sont étrangers à l’entreprise elle-même et qui, du coup, poussent souvent à des délocalisations purement spéculatives, et souvent sans motivation industrielle mais seulement financière, ce dont on ne peut pas forcément accuser ce groupe italien.

(2) : Le groupe Bolton Food a fermé l’usine de Saint-Gilles-Croix-de-Vie en 2001, celle de Nantes (et le siège social…) en 2005 et celle de Saint-Avé, près de Vannes en 2010. Quimper ferme la marche et, dans le même mouvement, l’aventure française de Saupiquet…