« Travailler plus pour gagner plus », proclamait N. Sarkozy. Voilà un slogan qui résume à lui seul l’état d’esprit qui s’est imposé, parfois contre son gré, au monde du travail en France, et parfois aussi à son détriment. Entre les 35 heures de la gauche et le « travailler plus pour gagner plus » de la logique libérale, c’est toujours la lutte incessante entre deux idéologies qui s’entredéchirent depuis trop longtemps déjà.
Sans parler bien évidemment des délocalisations visant à faire, par exemple, travailler des enfants chinois à moindre coût et dans des conditions de servitude souvent effroyables, ou de ceux, dans notre pays, qui profitent des avantages sociaux pour éviter le plus longtemps possible de travailler et vivre aux frais de l’Etat, et donc indirectement aux frais des travailleurs eux-mêmes qui paient leurs impôts. On pourrait aussi rajouter à cela certains syndicats qui n’ont que la grève comme seul et unique contre-pouvoir, et qui en abusent le plus souvent possible sans pour autant obtenir forcément satisfaction.
Bref, entre une volonté certaine pour beaucoup de travailler le moins possible et gagner un maximum d’argent, et de l’autre côté une volonté tout aussi certaine de gagner un maximum d’argent en faisant travailler au maximum les ouvriers ou employés à moindre coût, fussent-ils en France ou ailleurs, la valeur du travail en ce début du XXIème siècle est souvent dévalorisée ou mal comprise dans l’esprit des Français. On pourrait aller jusqu’à se demander dès lors où est ce peuple de travailleurs qui a construit les cathédrales, érigé toutes nos grandes villes et villages, et qui avait acquis un savoir-faire ayant pu et su traverser les siècles malgré les soubresauts de l’histoire ?
Certes, après la révolution bourgeoise de 1789, et l’arrivée de l’ère industrielle au XIXème siècle, l’idéologie du libéralisme économique qui s’imposa en France en 1791 par le vote du décret d’Allarde et de la loi Le Chapelier, qui supprimèrent les corporations et interdisaient, sous peine de mort, aux ouvriers de se réunir pour gérer leur statut, beaucoup d’abus de la part des patrons d’industries auront pour conséquence l’émergence d’idéologies, comme le socialisme et le communisme, idéologies inventés par des bourgeois afin d’exploiter les rancoeurs et la misère ouvrières et les utiliser pour une éventuelle « autre » révolution.
Tout au long du XIXème siècle puis du XXème, des lois et propositions de lois seront votées afin de soulager la misère ouvrière des abus du libéralisme. Les catholiques et les royalistes sociaux en furent les pionniers, dès la Restauration. Même si tout le monde ne retient que l’année 1936, le Front Populaire et ses congés payés, ce n’est pas à la gauche que l’on doit l’origine des grandes avancées sociales.
Néanmoins, au delà de l’historique de la législation sociale en France, force est de constater qu’aujourd’hui, c’est encore pour beaucoup de gens une tare de travailler. Alors que ceux qui travaillent devraient justement être contents d’avoir un travail, malgré tout, c’est souvent avec un sentiment de bagnard que le travailleur français va travailler. Certes, il y a des travaux difficiles qui n’encouragent pas à l’appréciation du travail et qui poussent à ce sentiment de bagne. Mais au delà de ces travaux difficiles, même celui qui aime ce qu’il fait, qui aime son boulot, considère souvent son travail comme quelque chose de nécessaire dans sa vie afin de pouvoir gagner de l’argent, vivre de cet argent et alimenter ainsi ses loisirs. Voilà donc à quoi se résume aujourd’hui le travail, pour une partie de nos concitoyens conditionnés par une société qui, en somme, dévalorise la travail bien fait : pour ceux-ci, le travail c’est une simple condition sine qua none, et non plus une notion visant à développer en soi un honneur à fabriquer, à gérer ou à contrôler tout ce que l’entreprise ou le secteur dans lequel se trouve le travailleur lui impose.
On ne travaille plus pour l’honneur du travail, ou pour son éminente dignité, mais simplement pour justifier un salaire à la fin du mois ! Cette sinistre logique dans laquelle nous avons vécu jusqu’à présent est peut-être l’une des causes principales de l’effondrement de l’intérêt que l’on porte au monde du travail. La question que l’on est en droit de se poser est : et si cette logique-là était fausse ? Si elle l’est, et nous-mêmes n’en doutant nullement, nous somme dans la possibilité d’en proposer une autre !
Si avec René de la Tour du Pin nous savions que le travail n’avait pas pour but la seule production des richesses, mais la sustentation de l’homme, nous pouvons rajouter désormais, grâce à Charles Péguy, que le travail n’a pas pour seul but l’obtention d’un salaire à la fin du mois, mais le développement de l’honneur des hommes et de toute la civilisation qu’ils incarnent. Le salaire n’étant dans cette définition que la conséquence de cet honneur et non le but principal du travail en lui-même. Le monde du travail serait bien différent s’il était géré selon cette logique là. Cette même logique qui fit jadis les cathédrales pour reprendre l’image symbolique de la conséquence de cet honneur, image et honneur qu’illustra justement Péguy dans ses écrits.
Patrons et employés, formule simple du binôme associé mais souvent opposé, devraient justement, au delà d’un certain esprit syndicaliste visant à ne se soucier que de leurs avantages à chacun, avoir le souci de ce qui les unit dans ce monde du travail au sein même du corps de métier qui les fait vivre.
Cet honneur du travail, nous allons vous le faire découvrir, ou plus exactement c’est Charles Péguy qui va vous le faire découvrir, avec ce magnifique extrait de son oeuvre « L’Argent » écrit en 1913 :
« Il y a eu l’âge antique, (et biblique). Il y a eu l’âge chrétien. Il y a l’âge moderne. Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité, (et même, au fond, d’une ferme de Xénophon), qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même. Nous essaierons de le dire. Nous avons connu un temps où quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple qui parlait. Qui sortait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu’il allait vous dire, ce n’était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin. Les libres-penseurs de ce temps-là étaient plus chrétiens que nos dévots d’aujourd’hui. Une paroisse ordinaire de ce temps-là était infiniment plus près d’une paroisse du quinzième siècle, ou du quatrième siècle, mettons du cinquième ou du huitième, que d’une paroisse actuelle.
(…) Il y a des innocences qui ne se recouvrent pas. II y a des ignorances qui tombent absolument. Il y a des irréversibles dans la vie des peuples comme dans la vie des hommes. Rome n’est jamais redevenue des cabanes de paille. Non seulement, dans l’ensemble, tout est irréversible. Mais il y a des âges, des irréversibles propres.
Le croira-t-on, nous avons été nourris dans un peuple gai. Dans œ temps-là un chantier était un lieu de la terre où des hommes étaient heureux. Aujourd’hui un chantier est un lieu de la terre où des hommes récriminent, s’en veulent, se battent ; se tuent.
De mon temps tout le monde chantait. (Excepté moi, mais j’étais déjà indigne d’être de ce temps là). Dans la plupart des corps de métiers on chantait. Aujourd’hui on renâcle. Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien, on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait.
II n’y avait pas cet étranglement économique d’aujourd’hui, cette strangulation scientifique, froide, rectangulaire, régulière, propre, nette, sans une bavure, implacable, sage, commune, constante, commode comme une vertu, où il n’y a rien à dire, et où celui qui est étranglé a si évidemment tort.
On ne saura jamais jusqu’où allait la décence et la justesse d’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. Ni une telle finesse et précaution de parler. Ces gens-là eussent rougi de notre meilleur ton d’aujourd’hui, qui est le ton bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.
Nous croira-t-on, et ceci revient encore au même, nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. On ne pensait qu’à travailler. Nous avons connu des ouvriers qui le matin ne pensaient qu’à travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. A onze heures ils chantaient en allant à la soupe. En somme c’est toujours du Hugo ; et c’est toujours à Hugo qu’il en faut revenir : Ils allaient, ils chantaient. Travailler était leur joie même, et la racine profonde de leur être. Et la raison de leur être. Il y avait un honneur incroyable du travail, le plus beau de tous les honneurs, le plus chrétien, le seul peut-être qui se tienne debout. C’est par exemple pour cela que je dis qu’un libre•penseur de ce temps-là était plus chrétien qu’un dévot de nos jours. Parce qu’un dévot de nos jours est forcément un bourgeois. Et aujourd’hui tout le monde est bourgeois.
Nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui au Moyen-Âge régissait la main et le cœur. C’était le même conservé intact en dessous. Nous avons connu ce soin poussé jusqu’à la perfection, égal dans l’ensemble, égal dans le plus infime détail. Nous avons connu cette piété de l’ouvrage bien fait, poussée, maintenue jusqu’à ses plus extrêmes exigences. J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales.
Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut•être qui aimait le travail pour le travail, et pour l’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs, comment a-t-on pu en faire ce peuple qui sur un chantier met toute son étude à ne pas en fiche un coup.
Ce sera dans l’histoire une des plus grandes victoires, et sans doute la seule, de la démagogie bourgeoise intellectuelle. Mais il faut avouer qu’elle compte. Cette victoire.
Il y a eu la révolution chrétienne. Et il y a eu la révolution moderne. Voilà les deux qu’il faut compter. Un artisan de mon temps était un artisan de n’importe quel temps chrétien. Et sans doute peut-être de n’importe quel temps antique. Un artisan d’aujourd’hui n’est plus un artisan.
Dans ce bel honneur de métier convergeaient tous plus beaux, tous les plus nobles sentiments. Une dignité. Une fierté. Ne jamais rien demander à personne, disaient-ils. Voilà dans quelles idées nous avons été élevés. Car demander du travail, ce n’était pas demander. C’était le plus normalement du monde, le plus naturellement réclamer, pas même réclamer. C’était se mettre à sa place dans un atelier. C’était, dans une cité laborieuse, se mettre tranquillement à la place de travail qui vous attendait. Un ouvrier de ce temps-là ne savait pas ce que c’est que quémander. C’est la bourgeoisie qui quémande. C’est la bourgeoisie qui, les faisant bourgeois, leur a appris à quémander. Aujourd’hui dans cette insolence même et dans cette brutalité, dans cette sorte d’incohérence qu’ils apportent leurs revendications il est très facile de sentir cette honte sourde, d’être forcés de demander, d’avoir été amenés, par l’événement de l’histoire économique, à quémander. Ah oui ils demandent quelque chose à quelqu’un, à présent. Ils demandent même tout à tout le monde. Exiger, c’est encore demander. C’est encore servir.
Ces ouvriers ne servaient pas. Ils travaillaient. Ils avaient un honneur, absolu, comme c’est le propre d’un honneur. Il fallait qu’un bâton de chaise fût bien fait. C’était entendu. C’était un primat. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron ni pour les connaisseurs ni pour les clients du patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même, dans son être même. Une tradition, venue, montée du plus profond de la race, une histoire, un absolu, un honneur voulait que ce bâton de chaise fût bien fait. Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait.
C’est le principe même des cathédrales.
Et encore c’est moi qui en cherche si long, moi dégénéré. Pour eux, chez eux il n’y avait pas l’ombre d’une réflexion. Le travail était là. On travaillait bien.
Il ne s’agissait pas d’être vu ou pas vu. C’était I’être même du travail qui devait être bien fait.
Et un sentiment incroyablement profond de ce que nous nommons aujourd’hui l’honneur du sport, mais en ce temps-là répandu partout. Non seulement l’idée de faire rendre le mieux, mais l’idée, dans le mieux, dans le bien, de faire rendre le plus. Non seulement à qui ferait le mieux, mais à qui en ferait le plus, c’était un beau sport continuel, qui était de toutes les heures, dont la vie même était pénétrée. Tissée. Un dégoût sans fond pour l’ouvrage mal fait. Un mépris plus que de grand seigneur pour celui qui eût mal travaillé. Mais l’idée ne leur en venait même pas.
Tous les honneurs convergeaient en cet honneur. Une décence, et une finesse de langage. Un respect au foyer. Un sens du respect, de tous les respects, de l’être même du respect. Une cérémonie pour ainsi dire constante. D’ailleurs le foyer se confondait encore très souvent avec l’atelier et l’honneur du foyer et l’honneur de l’atelier était le même honneur. C’était l’honneur du même lieu. C’était l’honneur du même feu. Qu’est-ce que tout cela est devenu ? Tout était un rythme et un rite et une cérémonie depuis le petit lever. Tout était un événement ; sacré. Tout était une tradition, un enseignement, tout était légué, tout était la plus sainte habitude. Tout était une élévation, intérieure, et une prière, toute la journée, le sommeil et la veille, le travail et le peu de repos, le lit et la table, la soupe et le bœuf, la maison et le jardin, la porte et la rue, la cour et le pas de porte, et les assiettes sur la table.
Ils disaient en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et il ne croyaient pas si bien dire.
Tant leur travail était une Prière. Et l’atelier un oratoire.
Tout était le long événement d’un beau rite. Ils eussent été bien surpris, ces ouvriers, et quel eût été, non pas même leur dégoût, leur incrédulité, comme ils auraient cru que l’on blaguait, si on leur avait dit que quelques années plus tard, dans les chantiers, les ouvriers, – les compagnons, – se proposeraient officiellement d’en faire le moins possible ; et qu’ils considéreraient ça comme une grande victoire. Une telle idée pour eux, en supposant qu’ils la pussent concevoir, c’eût été porter une atteinte directe à eux-mêmes ; à leur être, c’aurait été douter de leur capacité, puisque c’aurait été supposer qu’ils ne rendraient pas tant qu’ils pouvaient. C’est comme de supposer d’un soldat qu’il ne sera pas victorieux.
Eux aussi ils vivaient dans une victoire perpétuelle, mais quelle autre victoire. Quelle même et quelle autre. Une victoire de toutes les heures du jour dans tous les jours de la vie. Un honneur égal à n’importe quel honneur militaire. Les sentiments mêmes de la garde impériale.
Et par suite ou ensemble tous les beaux sentiments adjoints ou connexes, tous les beaux sentiments dérivés et filiaux. Un respect des vieillards ; des parents, de la parenté. Un admirable respect des enfants. Naturellement un respect de la femme. (Et il faut bien le dire, puisque aujourd’hui c’est cela qui manque tant, un respect de la femme par la femme elle-même). Un respect de la famille, un respect du foyer. Et surtout un goût propre et un respect du respect même. Un respect de l’outil, et de la main, ce suprême outil. – Je perds ma main à travailler, disaient les vieux. Et c’était la fin des fins. L’idée qu’on aurait pu abîmer ses outils exprès ne leur eût pas même semblé le dernier des sacrilèges. Elle ne leur eût pas même semblé la pire des folies. Elle ne leur eût pas même semblé monstrueuse. Elle leur eût semblé la supposition la plus extravagante. C’eût été comme si on leur eût parlé de se couper la main. L’outil n’était qu’une main plus longue, ou plus dure, (des ongles d’acier), ou plus particulièrement affectée. Une main qu’on s’était faite exprès pour ceci ou pour cela.
Un ouvrier abîmer un outil, pour eux, c’eût été, dans cette guerre, le conscrit qui se coupe le pouce.
On ne gagnait rien, on vivait de rien, on était heureux. Il ne s’agit pas là•dessus de se livrer à des arithmétiques de sociologue. C’est un fait, un des rares faits que nous connaissons, que nous ayons pu embrasser, un des rares faits dont nous puissions témoigner, un des rares faits qui soit incontestable. »
Bien évidemment, pour obtenir cet état d’esprit qui a forgé jadis la grandeur et l’honneur de nos anciens, et donc de notre civilisation, il faudra libérer le monde du travail du joug du libéralisme économique, et ne plus faire du travail une simple valeur marchande, ni l’objet d’un combat idéologique pour la préparation éventuelle d’une révolution soi-disant émancipatrice et qui n’est qu’un nouvel asservissement, comme ont pu le constater les travailleurs russes au temps de Lénine et de ses successeurs.
Cet honneur du travail décrit par Charles Péguy, et qui malheureusement n’existe plus aujourd’hui si ce n’est de façon modeste dans quelques métiers et par quelques artisans ou ouvriers, reste pour nous royalistes le but ultime d’un état d’esprit qu’il faudra se forger face à la médiocrité actuelle résultant des deux siècles de république en France, et faire connaître, au sein des corps de métier devenus autonomes et libres, sous la protection du Roi qui aura lui pour honneur et devoir de garantir leur pérennité. Pour que le travail redevienne un honneur et qu’il retrouve son éminente dignité sociale…
P-P Blancher et J-P Chauvin