Dans une précédente note, j’évoquais le cas de l’usine Saupiquet de Quimper, victime d’une délocalisation qu’il n’est pas absurde de taxer de spéculative et qui laisse plus de 120 personnes sur le carreau, sans emploi ni promesse fiable d’emploi prochain. Mais il serait malhonnête ou faux de penser que c’est la seule et unique cause des fermetures d’usines et d’entreprises aujourd’hui.
Une autre cause des fermetures d’usines actuelles doit être évoquée et dénoncée : la hausse des prix de l’énergie, devenus insupportables pour nombre d’entreprises ou de commerces, de la petite boulangerie de village à la grande unité de production de pneumatiques comme Michelin. En 2022, la guerre russo-ukrainienne avait logiquement entraîné une augmentation remarquable des prix du gaz et de l’électricité, et la rupture des pays européens avec la Russie (grand pays exportateur de gaz) avait évidemment renchéri ce souci inflationniste, au point d’entraîner la disparition de plusieurs milliers de boulangeries rurales incapables de faire face à ces surcoûts malvenus quelques mois après la crise sanitaire et les confinements. L’entreprise Duralex, par exemple, se retrouva ainsi dans une situation financière intenable (3) et était appelée à disparaître cet été, jusqu’à ce que soit acceptée par le tribunal du commerce d’Orléans sa transformation en coopérative organisée et administrée par les salariés volontaires eux-mêmes (une Scop, société coopérative de production, ou société coopérative et participative), et qu’un vaste mouvement de solidarité française lui remette, par des achats nouveaux et nombreux, le pied à l’étrier. Mais l’Etat français est aussi coupable dans cette inflation énergétique, de par son refus ou son incapacité de sortir (4) ou de renégocier les conditions du marché de gros européen de l’électricité, alors que ce mécanisme entraîne une surévaluation du prix de l’électricité en France (à cause de son indexation sur les prix du gaz…), surévaluation extrêmement handicapante pour les activités industrielles, commerciales mais aussi domestiques françaises. D’autant plus coupable que nombre d’entrepreneurs avertissent depuis plus d’un an que le coût trop élevé de l’énergie en France peut les pousser à cesser leurs activités dans notre pays ! En fait, l’Etat n’a rien voulu entendre ou comprendre, et c’est la France et ses travailleurs qui en payent le prix lourd maintenant.
Comme si cela ne suffisait pas, la République en rajoute encore une couche, à travers une politique fiscale désormais répulsive sans même être efficace, avec le risque supplémentaire de voir les impôts et les taxes rentrer moins facilement dans les caisses de l’Etat, ce qui peut, d’ailleurs, expliquer l’erreur de prévision de l’administration gouvernementale qui avait visiblement surévalué les recettes pour 2024, au point de hausser, après correction, le déficit public de la France à plus de 6 % du Produit intérieur brut de notre pays… Il n’est pas certain que taxer un peu plus les entreprises aujourd’hui soit le meilleur moyen de maintenir les investissements en France, au moment même ils sont les plus nécessaires pour éviter un décrochage économique qui menace, concrètement, le pays tout entier. Là encore, un peu de tact ne nuirait pas, ce qui n’empêche pas de rappeler aux patrons et aux actionnaires leurs devoirs sociaux pour « faire nation », ce qui, il faut bien l’admettre, n’est pas toujours évident parmi des élites trop souvent formatées à la « mondialisation libérale » et oublieuses de leur patrie… Mais, les taxer plus au moment où cela va mal n’est pas de bonne politique : en revanche, il serait très profitable de le faire, y compris un peu fortement et temporairement, au moment où les indicateurs industriels et économiques seront plus favorables, et il sera alors plus facile pour l’Etat de le faire accepter et, surtout, plus utile et rentable…
L’Etat a un rôle à jouer dans l’économie du pays qui ne doit pas être de vouloir tout régenter à l’intérieur, et les partenaires sociaux sont souvent les mieux placés pour s’organiser eux-mêmes, discuter des règles internes et des salaires (ce qui se fait déjà, d’ailleurs, dans les branches professionnelles que certains voient comme les reliquats ou, au contraire, les prémisses d’une organisation corporative…). Le rôle de l’Etat doit être d’arbitrer entre les grands acteurs sociaux, particulièrement au moment des crises et des conflits sociaux toujours possibles en société. Mais, surtout, il est de préserver ce qui doit l’être, c’est-à-dire les intérêts de la nation et de ses corps professionnels et sociaux : d’où la nécessité d’une véritable politique d’Etat sur le long terme, et non d’une politique des petits coups et des facilités (5) qui, en fin de compte, appauvrit un peu plus l’Etat sans en crédibiliser l’action… Oui, l’Etat doit être préservateur, il doit être protecteur mais non de façon passive : il ne doit pas se désintéresser de l’économie, il doit être le garant des activités économiques nationales, y compris en élevant la voix sur la scène internationale et en intervenant pour soutenir ce qui doit l’être, ici et maintenant. Dans la mondialisation contemporaine, il ne doit pas être le spectateur d’une gouvernance souvent injuste et déséquilibrée au profit des seules féodalités économiques et financières, mais l’acteur des relations internationales et des équilibres nécessaires, toujours en pensant, d’abord, à la France qu’il incarne, sert et défend autant qu’il la promeut : voici là un nationalisme qui peut être ferme sans être fermé, car il ne s’agit pas de détruire ou d’interdire, mais de parler haut et fort sans forcément céder à l’esprit de querelle.
Malheureusement, et la difficulté actuelle de l’Etat français à faire accepter par la Commission européenne et nos partenaires le refus d’un traité Mercosur néfaste pour notre agriculture comme pour l’environnement (y compris des pays sud-américains eux-mêmes) le prouve à l’envi, la France et son Etat souffrent de l’incertitude politique renforcée par « l’entrée en Sixième République » (qui ressemble furieusement à la Quatrième, avec les mêmes désordres permanents et l’impuissance d’un Etat dépassé par ses propres errements présidentiels, gouvernementaux et parlementaires, au risque de la chute permanente pour le gouvernement…). Il faudra bien finir par en tirer les conclusions institutionnelles qui s’imposent si l’on veut éviter que notre pays ne s’enfonce dans un marasme fatal…
Jean-Philippe Chauvin
Notes : (3) : Duralex est une verrerie qui, par nature, est une très grosse consommatrice d’énergie pour ses fours.
(4) : L’Espagne et le Portugal sont sortis temporairement du marché de gros européen de l’électricité, après négociation et validation par la Commission européenne : cela a permis à ces deux pays de mieux maîtriser le coût de l’électricité et de l’abaisser…
(5) : La politique des facilités est celle qui consiste à faire des annonces et arroser un secteur d’activité en difficulté pour calmer une tempête en cours ou à venir, mais sans prendre le temps et les moyens, ensuite, de préparer un cadre « réparateur » et une politique de long terme pour permettre à ce cadre d’être efficace dans la durée. Or, il importe pourtant bien aujourd’hui, à l’inverse de la politique des facilités, de permettre l’existence d’un tel cadre mais non de l’ordonner entièrement, ce qui doit rester, en grande partie (et selon les cas concernés), l’apanage des acteurs professionnels et sociaux : c’est la mise en pratique de la nécessaire subsidiarité, qui doit être l’inverse de l’assistanat et du jacobinisme d’Etat sans être le libéralisme ou le libertarisme économique, autre nom du désordre tyrannique, celui qui place la puissance en opposition avec la justice…